LE TROU NOIR

NOTRE COURRIEL DU 8 SEPTEMBRE 2013 À DINA

Nous ne pouvons que terminer cette journée par une autre tentative de joindre Dina, d’où notre courriel :

Bonjour Dina,

Je t’écris car je n’ai pas de nouvelles et je n’arrive pas à vous joindre, ni toi ni Christophe, donnez-nous des nouvelles aussi vite que possible.

Je vous embrasse

Barbara

Ainsi, en une journée – j’insiste bien en une seule journée après notre retour – nous sommes munis des renseignements fondamentaux. Nous sommes plongés dans la détresse, mais aussi dans l’action.

DE PLUS EN PLUS NOIR

J’ai écrit plus haut qu’une Dina inconnue de nous s’était démasquée grâce aux confidences de Christophe relayées par le témoignage de Paul Dupuy. Mais Christophe… ?

Je le savais secret, réservé, mais m’avoir caché cette situation à ce point, je dois avouer en être tombée des nues. Avec Paul, j’étais la plus proche de mon frère.

Il nous avait dit en avril 2013 que Dina Sysoeva lui faisait une forte pression financière, mais n’avait rien ajouté, si ce n’est que l’on en reparlerait lors de notre prochain séjour à Saint-Pétersbourg. En juin 2013, je me souviens lui avoir demandé si tout allait bien. Réponse tranquille de sa part : « Oui ».

Pourquoi ne m’avoir rien précisé ? Pourquoi ne m’avoir rien expliqué ? Cette question me hante encore aujourd’hui. Quelle somme de honte, d’orgueil de sa part… deux ingrédients couplés menant à un enfermement dramatique.

J’aurais dû mieux percer sa carapace. Christophe avait hérité des Cavrois, notre ascendance maternelle, la tradition du secret, de la réserve. Notre mère, y ajoutait une finesse et une distinction qui participaient à sa beauté et à son rôle de pilier de la famille. Manifestement, cette part maternelle ancestrale avait plus que contrebalancé en lui celle de notre ascendance paternelle, les Sion, cette exubérance couplée à une honnête bonté, une générosité de cœur et d’argent, dont notre père était un bel exemple, cette dernière qualité compensant nombre de ses maladresses.

Ainsi, Christophe manquait des deux contrepoids par lesquels nos parents s’équilibraient : la finesse de notre mère, et la joie de vivre de notre père.

Oh, je sais… j’aurais dû insister, exiger des explications, surtout en avril 2013… Mais je sais aussi que si je l’avais questionné, il se serait refermé sur lui-même, il aurait plissé les yeux avec ce regard noir, celui que je connaissais bien, et serait parti sans un mot. En fait, la seule personne qui aurait pu l’y pousser, notre mère, n’était plus.

Aussi sombre que soit la situation, la conclusion s’impose : un malheur est arrivé. La famille est injoignable. Elle est atteinte… si elle existe encore. Aussi brutal que cela soit, notre pensée se focalise sur la petite Christina. Résumons-là en une horrible phrase : « tant pis pour les parents, mais, la petite… »

Dans ces points de suspension se concentrent le nœud de l’affaire et celui de nos douleurs profondes. Une petite fille de bientôt quatre ans, prise dans un horrible filet. Celui d’un massacre ? D’une prise d’otages ? D’un réseau pédophile ? Elle est si mignonne, si innocente. Les craintes, les échafaudages logiques, les sentiments horribles se mêlent et nous abattent. Une réaction viscérale nous serre : tout pour la petite !

UN COURRIEL SIGNÉ DINA

Le 9 septembre au matin, surprise : nous recevons un courriel signé de Dina. Le texte précise qu’elle fait des réparations dans l’appartement, que Christina est allé en maternelle et qu’elle est tombée malade et que Christophe est parti au Luxembourg « car c’est nécessaire ». Elle « l’attend, et nous aussi. »

À part l’information sur la petite Christina, qui peut être vraie (nous verrons par la suite la raison de ce mensonge), tout le reste est inquiétant :

  • L’appartement n’avait pas besoin de réparations,
  • Christophe n’avait aucun besoin de partir au Luxembourg pour ses affaires,
  • Chacun de ses voyages le menait à Paris.

Nous avons le choix entre plusieurs hypothèses :

Si ce message émane bien de Dina, pourquoi ment-elle ? Appel au secours déguisé ou autre ?

Mais il est si facile d’usurper une identité par courriel. La situation est peut-être pire.

Nous tentons de nous mettre en rapport avec elle par téléphone. Seule réponse, un message en russe, incompréhensible pour nous, sans même la possibilité d’enregistrer quelques phrases.

Une autre fois, musique en boucle.

Si bien que le même jour je lui réponds en insistant : « J’ai vraiment besoin d’entrer en relation avec Christophe. Peux-tu lui dire de me téléphoner aussitôt que possible ? »

Je poursuis en lui souhaitant de bonnes choses pour elle et la petite, et je lui demande son numéro de téléphone.

Il n’y aura aucune réponse avant le 28 septembre, quant à son numéro de téléphone, comme tant d’autres questions, nous l’attendons encore !

 

L’APPARTEMENT DE LA DERNIÈRE CHANCE

En ce 8 septembre 2013, les faits inquiétants s’accumulent, les mauvais pressentiments se confirment. Reste à nous rendre à l’appartement de Christophe, rue Newton, tout près de l’arc de triomphe. C’est peu dire que nous avons le cœur serré et l’œil aux aguets. Déjà nous examinons longuement les abords. Aucun mouvement suspect aux fenêtres. Les rideaux sont immobiles. Les échafaudages sont en place, ainsi que le cours des travaux de ravalement le prévoyait. Par ailleurs, les passants paraissent aller tranquillement à leurs affaires. Cependant, que l’un d’eux effectue un mouvement de retrait ou un arrêt inopiné, et nous voici interrogatifs et suspicieux.

Entrons dans l’immeuble. Premier détail : le courrier accumulé dans la boîte aux lettres. Nous ne doutons plus de la gravité de la situation. Mais ici, sur place, nous nous attendons au pire, et, pour le dire simplement, nous redoutons, la découverte de son corps – s’il était venu, contre toute apparence – ou la rencontre d’individus dangereux qui auraient mis la main sur ses clefs.

En effet, nous avons bien les clefs et le boîtier de désarmement de l’alarme, mais celui-ci est du type bouton d’action à distance. Donc, toute personne qui aurait pris possession du trousseau aurait libre accès au domicile.

Alors, pourquoi y allons-nous, avec ces craintes en tête ? Ne vaudrait-il pas mieux alerter la police, et attendre sagement ?

Certains le feraient et ils auraient probablement raison. Oui, mais nous ne devons pas être sages, au sens commun du terme. Ni peureux, ni risque-tout, nous sommes simplement poussés par une obligation d’action. Curiosité morbide ? Non ! Volonté de savoir, oui ! En jouant sur les grands mots, nous pourrions parler d’un devoir à accomplir. En restant plus pratiques, nous savons qu’il nous faut accumuler plus d’arguments pour faire appel à des autorités plus compétentes.

Quant à cet appel – ces appels, devrions-nous dire – nous verrons plus loin ce qu’ils deviendront… et ce ne sera pas à la gloire des services spécialisés.

Nous voici dans l’escalier. Évitons l’ascenseur, le modèle boîte à sardines, vitré, lent, tout du modèle film de gangsters où les imprudents se font piéger. De plus, à raison d’un seul appartement par étage, impossible de prétendre nous diriger ailleurs en cas de rencontre inopinée.

Une oreille attentive collée à la porte. Rien ! Décision prise, je désarme le système, nous entrons précautionneusement. Le sort en est jeté. Si c’est un piège, nous nous jetons dans la gueule du loup, en espérant une retraite rapide tandis que Pierre se prépare à un combat possible. Il n’a jamais été peureux, et, bien qu’ayant « raccroché les gants », son niveau de pratique des arts martiaux n’était pas négligeable. « Idiotie » diront certains. Peut-être, mais… nous sommes dans la place, que nous parcourons rapidement. Rien !

Je vais aux fenêtres glisse un regard entre deux rideaux, et… il est là. Lui, le gros bonhomme assis sur le banc, avec son imperméable gris qui détonne et sa grosse tête ronde. L’image parfaite du Russe qui n’a rien à faire ici, sauf…

Nous évitons tout bruit, vérifions que la porte blindée est bien verrouillée, sommes prêts à tout… y compris à regretter notre venue, mais sans oublier de nous préparer pour tout changement brutal de situation. Le gros, en bas, ne bouge pas. La rue Newton, bien que proche de la place de l’Étoile, est peu passante, les touristes n’ont rien à y voir ni à y faire. Même l’avenue Marceau, à ce niveau, participe de ce calme.

Les minutes passent. Par les ouvertures des différents rideaux, la surveillance des alentours s’organise : les rues adjacentes, les piétons un peu hésitants, les voitures stationnées, celles qui semblent chercher une place, et même les fenêtres voisines.

Je suis là, à écrire ces souvenirs, et le bonhomme évoqué plus haut est reparti, bien tranquillement, du moins en apparence, car si aucun fil ne le reliait à notre affaire, sauf celui, plus que ténu de nos craintes, qui connaîtra jamais les siennes et son destin ? Ainsi va l’une des grandes réalités du monde : nous ignorons notre entourage, et, jusqu’à un certain point, ceux que nous appelons nos proches nous sont étrangers. Et peut-être vaut-il mieux qu’ils le restent, car, éclairer les recoins de leur personnalité, nécessite une lumière bien vive et blessante. C’est ce qui m’arrive.

PREMIÈRE JOURNÉE À PARIS : 8 SEPTEMBRE 2013

En attendant de prendre l’avion, après tant d’essais infructueux pour joindre Christophe par tous les moyens, je me raccroche à ce que je peux… le réseau, un voyage inattendu vers quelque endroit inaccessible de la si grande Russie, etc.

Pierre partage mon inquiétude. Toutefois, les autres causes, les pires semblent être rejetées par une barrière protectrice de notre esprit. Comme si une partie inconsciente de notre être nous interdisait certains mots. Mais, revers de médaille, cette même barrière nous donnera plus tard un sentiment de culpabilité : si nous avions agi plus tôt…

Nous savons que nous n’aurions rien pu faire, nous en avons maintenant les preuves. Qu’importe… Que celui qui prétendrait pouvoir gouverner ce genre de sentiment se lève.

Devant la famille, les enfants, nous tâchons de masquer notre inquiétude grandissante. En vain.

     Le 8 septembre, nous atterrissons à Paris

Sans perdre une minute, nous rejoignons notre appartement, espérant trouver des lettres, un message, une information quelconque, ou notre invitation formelle de Christophe pour la Russie. Pas la moindre trace de quiconque pénétrant dans l’appartement. Rien ! Le choc !

Cette absence d’invitation est la preuve que quelque chose de grave est arrivé.

J’explique. Entrer en Russie nécessite une preuve de localisation (hôtel ou invitation personnelle contresignée par le Service fédéral de l’immigration en Russie) pour demander un visa.

Ce processus prend du temps. Notre départ pour Saint-Pétersbourg est programmé pour le mois suivant. Christophe le savait bien. Il était très attentif à ces obligations. Le manque du papier officiel est donc un très mauvais présage.

Bien sûr, nous multiplions les appels vers la Russie : courriels, Skype, téléphones cellulaires, téléphones des appartements de Moyka et de Tverskaya. Toujours rien. Notre inquiétude augmente, devient une crainte majeure. Mais, rien ni personne ne répond.

Chercher des renseignements devient notre priorité.

 

APPEL AU CONFIDENT DE CHRISTOPHE : PAUL DUPUY

J’appelle Paul Dupuy, un vieil ami de la famille depuis 1947, dont Christophe est resté très proche, au point de le prendre pour confident. Paul Dupuy a dépassé les quatre-vingt-onze ans, mais conserve une mémoire étonnante et une clarté d’esprit que bien des personnes lui envieraient. Il a eu une brillante carrière dans l’administration, appris beaucoup de la vie politique et de ses méandres, et rencontré beaucoup de monde. Il possède une solide approche personnelle de l’histoire contemporaine au point qu’il enrichit de ses souvenirs des historiens officiels. Mais aujourd’hui, c’est au confident de Christophe que je m’adresse. Et là, catastrophe…

Paul Dupuy est très inquiet. Lui aussi reste sans nouvelle de Christophe depuis un mois. C’est tout à fait inhabituel. Christophe lui téléphonait trois ou quatre fois par mois au minimum, d’où qu’il soit dans le monde. Paul Dupuy, handicapé visuel, reçoit les appels mais en donne peu. Or le dernier appel de Christophe date de son départ de Paris pour Saint-Pétersbourg, le 1er août 2013.

Malgré ses difficultés pour utiliser un téléphone, Paul Dupuy aurait volontiers appelé la police ou le consulat, mais, n’étant pas de la famille, et connaissant bien les pratiques de ces fonctionnaires, il l’a jugé inutile.

Imaginons donc ce dernier coup de fil du jeudi 1er août 2013.

Christophe, nous le saurons plus tard, a quitté son appartement à 6 heures 23 du matin. Il a appelé Paul Dupuy lors de son trajet vers Roissy. Tout allait bien disait Christophe avant de retourner à Saint-Pétersbourg voir sa fille Christina. Il était heureux, il aimait s’occuper de son enfant. Il devait rappeler bientôt depuis la Russie, comme il le faisait très régulièrement.

Mais la suite de notre conversation avec Paul Dupuy me laisse pantoise. Le vieil homme nous apprend que, malgré les apparences, le couple Christophe et Dina bat de l’aile, et pire encore.

Ce n’est pas pour son travail que Christophe a acheté Moyka (l’appellation habituelle de son nouvel appartement où nous devions séjourner) mais parce que sa femme Dina l’a jeté hors du lit conjugal, et même du logement. Selon les dires de Christophe rapportés par Paul Dupuy, le langage de Dina était insultant et très agressif. Elle « ne pouvait plus le sentir », et « il sentait mauvais ».

C’était plus qu’une dispute unique virant à l’aigre, et susceptible de réconciliation ! En fait la situation avait rapidement mal tourné entre les époux.

Dès 2011 – moins de deux ans après la naissance de Christina – Dina avait joué de toute sa séduction, mais aussi de son tempérament « volontaire » pour décider Christophe à la laisser aller, seule avec Christina, pour un séjour au Club Méditerranée en Grèce.

Comme le précise Paul Dupuy, « elle ne voulait pas qu’il vienne. » Il avait tout de même exprimé son étonnement à Christophe qui lui avait répondu que cela « lui était égal », et « qu’elle s’occuperait de la petite ». Cette dernière affirmation sous-entendait bien qu’il croyait à la fidélité de sa femme… Paul Dupuy n’avait pas insisté, devant le blocage obstiné de son interlocuteur.

Malgré cela, les scènes avaient continué, Dina devenant de plus en plus quémandeuse, coléreuse, jouant devant les autres la comédie de la bonne mère et bonne épouse, et éclatant en colères et demandes de plus en plus majuscules, jusqu’à la propriété complète des deux appartements (Tverskaya, celui que Christophe avait entièrement payé et laissé en propriété conjointe à Dina, et Moyka, celui où il s’était réfugié, et qui était en son nom propre).

Autre demande audacieuse, elle avait voulu qu’il lui achetât des studios sur la Côte d’Azur, comme l’une de ses amies prétendues l’avait obtenu de son compagnon. Christophe n’avait pas cédé. Mais nous reverrons que cette localisation ne devait rien au hasard, et je ne parle pas seulement du climat de la région.

Pourtant, Christophe avait refusé d’officialiser cette séparation de fait, craignant de perdre sa fille. Tout au long de ce récit, l’attachement de Christophe pour Christina est le point central de l’affaire.

Cette conversation, ces révélations ne modèrent en rien notre angoisse, au contraire. La situation du couple décrite par Paul Dupuy nous assène un coup complémentaire. Je ne peux mettre en doute le compte-rendu du plus vieil ami de la famille. C’est un rapport imparable, nourri de détails précis et multiples, d’autant plus impressionnant et glaçant qu’il est présenté avec une certaine préciosité caractéristique d’une époque révolue.

Paul Dupuy précise qu’il avait conseillé à Christophe, qui vivait maintenant séparé de fait de sa femme, de « changer les verres de place si celle-ci lui offrait à boire. »

Je bascule dans un autre monde. J’entre dans un brouillard noir.

UN AMOUR DE RUSSIE

Voici un nouvel extrait de la chronique prévue. Nous sommes en août 2013, en fin de vacances outre-Atlantique. La vie nous sourit, ou plutôt sans que nous en ayons conscience, elle prépare sa hideuse grimace. Nous nous pensons heureux.

Heureux, mais… Christophe, mon frère ne répond pas à mes appels, alors que nous échangeons par courriels ou par Skype une à deux fois par semaine. Normal, direz-vous, entre frère et sœur, mais plus que ça. Christophe intervient et nous aide dans notre vie domestique. Il prend soin de notre appartement parisien, et moi du sien lors de nos déplacements : courrier, factures, surveillance, etc.

De plus, il gère mon portefeuille d’actions, et même nos impôts, car ce monde m’est étranger, ainsi qu’à Pierre qui se crispe à cette seule idée. Nous ne sommes pas hippies, mais retardés, au moins en ce domaine.

Christophe, lui, y est très bon. C’est un analyste financier et gestionnaire de patrimoine depuis des années. Il gère mon héritage et le sien. Quelques années auparavant, j’ai été presque ruinée par les conseils avisés (pour qui ?) d’un banquier. Christophe, en quelques mois, a rétabli la situation.

En 1996, pour notre voyage de noces du nord au sud de l’Amérique, j’avais signé une procuration à son nom. À cette époque, sans téléphones portables, ni Internet, nous partions traverser tout le continent, battant la campagne, hors des sentiers battus, donc, c’était plus sûr. Et la procuration avait traîné dans un placard, sans changement… sauf des transferts d’argent dont je parlerai plus tard, lorsque les événements se précipiteront.

Or, en 2013 Christophe avait 50 ans. Il voulait mener une vie plus calme, délaisser les rythmes prenants de la bourse, et surveiller tranquillement son bien. Il possédait assez de lignes d’actions et d’autres produits financiers dont je n’avais aucune idée.

En 2008 – 2009 il avait rencontré puis épousé Dina Syssoeva, une jeune femme russe, et s’était établi en Russie, à Saint-Pétersbourg. Une petite fille, Christina, était née en 2009. La vie lui souriait et nous partagions ce sourire, pressés d’aller à Saint-Pétersbourg, comme convenu quelques mois plus tôt.

Nous devions rester deux ou trois mois dans son nouvel appartement, proche du musée de l’Ermitage. Christophe m’avait dit l’avoir acheté comme bureau, ayant besoin de tranquillité pour ses affaires. C’était compréhensible. Lorsqu’il s’était marié, il avait acheté un premier appartement pour Dina et lui, rue Tverskaya, près du fameux couvent de Smolny. Maintenant Christina était pleine d’énergie, et Dina Syssoeva avait invité sa mère Faïna à venir de Khabarovsk (Sibérie orientale) l’aider au soin de la maison.

Je comprenais les raisons de Christophe. Je savais qu’aux heures d’ouverture de la bourse de Paris il ne fallait pas le déranger. En période houleuse, il surveillait les cours, interrompant une conversation téléphonique au besoin.

Nous devions profiter de ce nouvel équilibre pour mettre à jour nos différents portefeuilles, en particulier reprendre sous mon nom ma part d’héritage qu’il gérait pour moi.

Donc, marraine d’une adorable petite fille, j’étais heureuse, et Pierre, plus intellectuel, attendait avec joie d’apprendre le russe auprès de notre belle-sœur dans une ville si renommée. Il l’avait découverte en 2010, lors du baptême de Christina, un merveilleux séjour, un prélude heureux au développement d’une nouvelle vie de famille. Tout était pour le mieux, mais… plus de nouvelles de Christophe.

Je me remémore nos dernières conversations sur Skype avec Christophe.

Le 16 août 2013 il m’appelle. Nous sommes à la bibliothèque de Rockland (Maine). Après quelques banalités, puis confirmons la date de notre arrivée prévue à Saint-Pétersbourg et la nécessité de l’invitation qu’il doit nous fournir (c’est un document obligatoire). Ces questions administratives résolues, nous parlons de Christina. Puis Christophe abrège notre échange car il doit justement aller la chercher « à son camp de travail » me dit-il ! C’est ainsi qu’il qualifie le camp de vacances où Christina passe quelques jours. Enfin, c’est ce que je crois.

En réponse à sa plaisanterie je le traite de « père indigne ».

Ces échanges font partie de nos habitudes. L’humour n’y vole pas haut, mais, nous nous amusons, et Christophe oublie son personnage habituel, réservé, peu expansif.

Le lendemain je reçois sa réponse sur Skype, il n’a pas compris ma plaisanterie et je la lui explique…

« Père indigne »… telles sont quelques-unes des dernières paroles qu’il aura de moi, lui qui aimait sa fille à en mourir, ce qui fut le cas. C’est après, bien longtemps après, que cette pensée m’apparaît. Alors, la peine ressurgit, avec cette hideuse ironie du destin.

Ce ne sera pas la seule fois que le hasard – appelons-le ainsi – s’invitera dans ce drame, comme une danse macabre déposant çà et là ses clichés.

Par la suite, je constate qu’il n’est plus connecté sur Skype. Les jours passent. Je multiplie des courriels. Pas de réponse. D’abord je m’étonne, puis je fais part de mon inquiétude à Pierre.

Un problème technique ? Pourquoi pas ? Mais qui dure… Serait-il parti en famille dans une datcha, sans connexion internet ? Cela a pu lui arriver, mais, de principe il nous prévient. Nous voulons expliquer l’inexplicable, une sourde angoisse commence à me saisir.

À CHRISTINA, SI PAR MALHEUR…

Nous avons décidé de donner en première lecture quelques pages de la chronique tenue depuis presque six ans. Quoi qu’il arrive, nous la publierons en intégralité en temps voulu.

Aujourd’hui : À Christina, si par malheur…

 

Ma chère enfant, notre chère enfant,

 

J’ai du mal à commencer cette lettre, alors que nous venons d’apprendre ce jugement inique qui risque de nous séparer de toi pour toujours. Un juge irresponsable, pétrifié dans sa lointaine Sibérie, et plus encore par de sordides calculs a décidé de ton avenir en dépit de toute justice.

Je ne sais à quel âge cette lettre pourra te toucher, ni dans quelles conditions, mais je conserve l’espoir qu’elle ne te sera pas perdue à jamais.

Je ne veux pas te convaincre, mais je souhaite que tu te convainques. Ce n’est pas la même chose. On dit parfois qu’il n’y a pas d’amour sans preuves d’amour. C’est dans cet esprit que tu dois comprendre la chronique que nous avons tenue pendant plus de cinq ans.

Derrière chaque ligne, à propos de chaque épreuve, tu étais là, nous t’attendions. Tout a été accompli pour toi, qui le méritais tant. Rien n’a été posé sans amour.

Nous voulions te soustraire à cet abîme haineux qui t’entourait et qu’approfondissaient sans cesse ces monstres qui se prétendent une famille… ta famille !

Nous voulions te protéger, t’apporter le réconfort et l’amour auxquels tu avais droit, comme tout enfant.

Ce clan sordide ne l’a pas voulu.

Il va te falloir lire des faits désagréables. Tu pourras parfois te récrier : « Ce n’est pas possible ! ». Et tu seras tentée de fermer ce livre.

Mais tu y reviendras. Car, ton âme et ta chair connaissent la vérité, celle que tu as vécue.

L’enfant de trois ans et demi que tu étais n’a pas pu oublier l’horrible odeur du sang, puis du cadavre de son père, se décomposant pendant une semaine dans l’appartement où ta mère te tenait.

Tu as en toi une force qui ne demande qu’à rejaillir, malgré les contraintes innommables, les violences inhumaines que t’ont imposées ta mère et l’horrible couple de tes grands-parents Syssoev.

Il a fallu que tu survives.

Quand nous t’avons pris dans nos bras, en cette merveilleuse journée du 25 mai 2017, le bonheur était à portée de nos cœurs. Tu l’as senti, tu y as répondu par ton sourire, dans nos bras, et tu as failli gagner la partie.

Mais bien vite, les bêtes humaines qui te gardaient ont repris le dessus. Ils ont senti le danger, le pire danger : ta reviviscence, ton besoin éperdu de vérité. Peu importait pour eux ta vive intelligence, ta fraîcheur d’âme malgré le gros poids que portait ton cœur.

Ou plutôt si, tout cela leur importait tant, car tu n’étais pas de leur monde. Leurs prétentions crispées cachaient mal leur haine et leur cupidité. Haine envers nous, bien sûr, mais surtout envers toi, la plus fragile la plus intéressante pour eux. Car, sans cette haine, ils t’auraient protégée.

C’est pourquoi ils t’ont bien vite engluée dans ce torrent de boue, la boue de leur âme, s’il leur en reste quelque parcelle. Disons plutôt la vieille boue de leurs vies indignes.

Tu as fait ce que tu as pu. Tu étais prisonnière. Mais je n’oublierai jamais la lueur dans tes yeux, lorsque ton oncle Pierre t’a parlé de liberté, en ce triste jour d’octobre 2018. Un grand mot pour une petite fille. Garde-le bien vivant, ce message de celui qui aurait tant voulu être ton papa, pour remplacer ton vrai père, mon frère, qui t’aimait tant.

Cette liberté, tu la trouveras dans les lignes qui suivent. C’est celle de la connaissance et de notre amour. C’est celle de ces presque six ans pendant lesquels nous nous sommes battus pour toi, sans répit, sans relâche, mais non sans grande fatigue, ni sans peine, non sans cahots, non sans insomnies, non sans doutes, à la limite du désespoir, cherchant en nous le souffle pour ranimer l’espoir, alors que nous nous forcions à présenter au monde une bonne figure.

Lis et comprends.

Jusqu’à la fin de nos jours, nous t’attendrons.

 

                                                                           Barbara, ta marraine