RELATION FORCÉE AVEC DINA

Le lendemain 27 septembre 2013, toujours sans possibilité d’avoir Dina en direct, ni nouvelles d’elle, nous décidons de forcer une réponse. J’envoie un courriel lui demandant si elle n’est pas fâchée, en insistant bien pour avoir des nouvelles de mon frère. Je choisis les mots avec soin pour éviter toute mauvaise interprétation, tout blocage, de sa part ou de quiconque aurait la mainmise sur cette communication.

Surprise ! Le lendemain, une réponse par courriel, mais toujours pas de contact direct.

Notre première question concerne l’identité réelle du contact. À la lecture du texte, nous sommes quasiment sûrs qu’il s’agit bien d’elle. Mais la question de sa libre volonté reste posée.

Elle se dit déprimée, car elle fait des essais désespérés et infructueux pour atteindre Christophe. Elle ne peut pas comprendre ce qui se passe. Elle a demandé à sa cousine Inna qui vit aux USA à Pittsburgh de contacter Christophe, mais là aussi sans succès. De plus sa tante Taïsia (qui est la mère d’Inna) est à Saint-Pétersbourg, de retour de chez sa fille, et elle est bouleversée.

Elle ajoute : « Je suis allée à la police pour recherche officielle. »

Et là, elle ment, à sa façon ! Tout cela sonne faux. Pierre décortique cette caractéristique du discours : mensonge par omission et par brouillage. Et la communication en français ou en anglais facilite ces écrans de fumée, car elle peut toujours se réfugier derrière une incompréhension ou un oubli. Une fois de plus – avant tant d’autres – les cartes du jeu sont faussées.

Pour prouver cela, je dois donner quelques précisions.

Nous savons par Me Sologoub qui est en relation quotidienne avec la police que Dina n’a fait aucune déclaration d’absence de son mari, qu’elle ne s’est jamais rendue spontanément au commissariat, et qu’il a fallu l’y convoquer le 27. Et elle veut faire croire à son engagement personnel volontaire !

Aussi, quel rôle joue la cousine Inna dans l’affaire ? Comment pourrait-elle avoir une quelconque information sur la disparition de Christophe ! Quant à l’humeur de la tante Taïsia, c’est bien le cadet de mes soucis.

Christophe m’avait parlé de cette cousine de Pittsburgh, mais dans des circonstances bien spéciales, au premier semestre 2013. Christophe trouvait exagéré le nombre de voyages en avion que Dina imposait à Christina. Il y avait eu la même année le Club Méditerranée en Grèce, et de nombreux voyages vers Khabarovsk, où résidait la mère de Dina. Je précise pour le lecteur français que Khabarovsk est la dernière grande station sur le Transsibérien avant Vladivostock et que le vol Saint-Pétersbourg – Khabarovsk via Moscou dure plus de huit heures plus l’escale.

Ce jour-là, 28 septembre 2013, Dina s’enfonce dans le mensonge, et nous y entraîne. Pendant des mois nous devrons l’accepter, l’accompagner, jouer les imbéciles. J’en serai usée, Pierre aussi. Mais c’est notre seul lien avec Christina. Si ténu soit-il nous ne devons pas le rompre. Nous nous accrochons. Quelles que soient les inconnues de l’affaire, cette petite fille est en danger. Je suis sa tante, sa marraine, et Christophe m’avait bien dit, qu’en cas de malheur je devrais m’en occuper.

Ce devoir nous impose de suivre cette affaire de bout en bout. La police russe a besoin de renseignements, et Me Sologoub est notre interlocutrice traductrice représentante de référence. Cela ira d’ailleurs si loin que des conséquences légales s’ensuivront, dont je parlerai après.

Des questions étonnantes surgissent. Par exemple, pourquoi, en 2010, Dina m’adresse-t-elle un courriel signé Ivanova ?

Cet étonnement résulte des règles de l’identité en Russie. Une personne est désignée par son prénom suivi du patronyme créé sur le prénom du père, et enfin le nom de famille qui varie selon que l’on est fille ou garçon. Ainsi, Dina, dont le père porte Victor comme prénom et Sysoev comme nom s’appelle Dina Victorovna Sysoeva. Ma filleule, sous identité russe est Christina Christofova Sion (le nom de famille français reste inchangé).

Pour en revenir à Dina, pourquoi cet Ivanova ? Me Sologoub se demande si elle n’aurait pas été mariée auparavant, et si, en ce cas, Christophe l’aurait épousée.

Ma réponse est catégorique : c’est non !

Il est aussi question de savoir comment nous communiquions habituellement avec Dina. Elle écrit et parle correctement l’anglais, et de plus, elle avait fait de grands progrès en français oral, au point que nous en étions surpris.

Normal direz-vous, avec un mari français !

C’est exact, à la nuance près que Christophe, malgré ses cours de russe, ne tenait pas la distance. Nous comprendrons mieux cette différence par la suite, d’abord en nous rappelant que leur vie de couple avait quasiment cessé depuis deux ans, et ensuite, lorsque apparaîtra un autre personnage.

Quant à Christina, à trois ans et demi elle parle un français très compréhensible. Christophe, à Moyka, lui faisait donner des cours de français que lui-même complétait. Moi, j’avais acheté à Paris de petits livres pour enfants que je scannais et transférais comme support.

Christina progressait si bien que Pierre la comprenait mieux que son petit-fils québécois du même âge. Un film de février 2013 que nous regardons souvent avec tendresse en fait foi.

Ces détails linguistiques ne sont pas donnés pour tirer fierté de la petite, mais pour aider à son identification. Rappelons qu’à ce moment ni nous ni la police n’avons de preuve certaine de la vie ou de la liberté de la petite Christina. Nous savons de plus que les réponses de Dina à l’interrogatoire de l’inspecteur Lee ont été très « curieuses ». Elle lui a paru étrangement indifférente, prétendant ne pas se rappeler quand Christophe est parti, quand elle l’a vu la dernière fois. L’inspecteur la somme de ramener la petite – il la convoquera plus tard sur notre insistance lourdement appuyée par Me Sologoub – et devra se rendre au domicile. Tous ces détails sont donc fondamentaux. Dina pourrait se trouver sous une emprise dangereuse, et le sort de la petite pourrait en dépendre. Contre cette hypothèse, le fait qu’à aucun moment de ce premier interrogatoire Dina n’a donné un quelconque signe d’alerte. Là encore, la suite nous fournira de quoi sursauter.

Je souhaite aussi que la grand-mère, à Khabarovsk, soit interrogée. Compte tenu des liens que les deux femmes entretiennent, il serait bien étonnant qu’elle n’ait rien à dire.

Quant au père, selon ce qu’en avait dit Christophe, il vivait seul dans la région de Khabarovsk, et avait rompu ses relations avec sa femme et avec Dina, jusqu’à la naissance de la petite en novembre 2009. Christophe n’avait fait la connaissance de son beau-père qu’en février 2013, lors d’une réunion familiale dans une datcha proche de Saint-Pétersbourg. Ce grand-père, étrangement absent du discours familial, avait réapparu tour aussi curieusement. Christophe pensait ou avait pu se laisser dire que le fameux Victor aurait pu appartenir à quelque service plus ou moins secret.

Quoi qu’il en soit, en ce mois de septembre 2013 rien ne nous laisse imaginer la présence du dit grand-père dans l’affaire, et j’insiste plutôt auprès de Me Sologoub pour que la police s’intéresse de près aux travaux de Tverskaya, quitte à démolir de nouvelles cloisons s’il y en a.

 

LE TROU NOIR

NOTRE COURRIEL DU 8 SEPTEMBRE 2013 À DINA

Nous ne pouvons que terminer cette journée par une autre tentative de joindre Dina, d’où notre courriel :

Bonjour Dina,

Je t’écris car je n’ai pas de nouvelles et je n’arrive pas à vous joindre, ni toi ni Christophe, donnez-nous des nouvelles aussi vite que possible.

Je vous embrasse

Barbara

Ainsi, en une journée – j’insiste bien en une seule journée après notre retour – nous sommes munis des renseignements fondamentaux. Nous sommes plongés dans la détresse, mais aussi dans l’action.

DE PLUS EN PLUS NOIR

J’ai écrit plus haut qu’une Dina inconnue de nous s’était démasquée grâce aux confidences de Christophe relayées par le témoignage de Paul Dupuy. Mais Christophe… ?

Je le savais secret, réservé, mais m’avoir caché cette situation à ce point, je dois avouer en être tombée des nues. Avec Paul, j’étais la plus proche de mon frère.

Il nous avait dit en avril 2013 que Dina Sysoeva lui faisait une forte pression financière, mais n’avait rien ajouté, si ce n’est que l’on en reparlerait lors de notre prochain séjour à Saint-Pétersbourg. En juin 2013, je me souviens lui avoir demandé si tout allait bien. Réponse tranquille de sa part : « Oui ».

Pourquoi ne m’avoir rien précisé ? Pourquoi ne m’avoir rien expliqué ? Cette question me hante encore aujourd’hui. Quelle somme de honte, d’orgueil de sa part… deux ingrédients couplés menant à un enfermement dramatique.

J’aurais dû mieux percer sa carapace. Christophe avait hérité des Cavrois, notre ascendance maternelle, la tradition du secret, de la réserve. Notre mère, y ajoutait une finesse et une distinction qui participaient à sa beauté et à son rôle de pilier de la famille. Manifestement, cette part maternelle ancestrale avait plus que contrebalancé en lui celle de notre ascendance paternelle, les Sion, cette exubérance couplée à une honnête bonté, une générosité de cœur et d’argent, dont notre père était un bel exemple, cette dernière qualité compensant nombre de ses maladresses.

Ainsi, Christophe manquait des deux contrepoids par lesquels nos parents s’équilibraient : la finesse de notre mère, et la joie de vivre de notre père.

Oh, je sais… j’aurais dû insister, exiger des explications, surtout en avril 2013… Mais je sais aussi que si je l’avais questionné, il se serait refermé sur lui-même, il aurait plissé les yeux avec ce regard noir, celui que je connaissais bien, et serait parti sans un mot. En fait, la seule personne qui aurait pu l’y pousser, notre mère, n’était plus.

Aussi sombre que soit la situation, la conclusion s’impose : un malheur est arrivé. La famille est injoignable. Elle est atteinte… si elle existe encore. Aussi brutal que cela soit, notre pensée se focalise sur la petite Christina. Résumons-là en une horrible phrase : « tant pis pour les parents, mais, la petite… »

Dans ces points de suspension se concentrent le nœud de l’affaire et celui de nos douleurs profondes. Une petite fille de bientôt quatre ans, prise dans un horrible filet. Celui d’un massacre ? D’une prise d’otages ? D’un réseau pédophile ? Elle est si mignonne, si innocente. Les craintes, les échafaudages logiques, les sentiments horribles se mêlent et nous abattent. Une réaction viscérale nous serre : tout pour la petite !

UN COURRIEL SIGNÉ DINA

Le 9 septembre au matin, surprise : nous recevons un courriel signé de Dina. Le texte précise qu’elle fait des réparations dans l’appartement, que Christina est allé en maternelle et qu’elle est tombée malade et que Christophe est parti au Luxembourg « car c’est nécessaire ». Elle « l’attend, et nous aussi. »

À part l’information sur la petite Christina, qui peut être vraie (nous verrons par la suite la raison de ce mensonge), tout le reste est inquiétant :

  • L’appartement n’avait pas besoin de réparations,
  • Christophe n’avait aucun besoin de partir au Luxembourg pour ses affaires,
  • Chacun de ses voyages le menait à Paris.

Nous avons le choix entre plusieurs hypothèses :

Si ce message émane bien de Dina, pourquoi ment-elle ? Appel au secours déguisé ou autre ?

Mais il est si facile d’usurper une identité par courriel. La situation est peut-être pire.

Nous tentons de nous mettre en rapport avec elle par téléphone. Seule réponse, un message en russe, incompréhensible pour nous, sans même la possibilité d’enregistrer quelques phrases.

Une autre fois, musique en boucle.

Si bien que le même jour je lui réponds en insistant : « J’ai vraiment besoin d’entrer en relation avec Christophe. Peux-tu lui dire de me téléphoner aussitôt que possible ? »

Je poursuis en lui souhaitant de bonnes choses pour elle et la petite, et je lui demande son numéro de téléphone.

Il n’y aura aucune réponse avant le 28 septembre, quant à son numéro de téléphone, comme tant d’autres questions, nous l’attendons encore !