LE 15 OCTOBRE 2013
Dans cette ambiance peu tonique, le 15 octobre j’envoie un courriel à Dina. Une fois de plus, je choisis mes termes pour éviter toute réaction de rejet. Je lui dis combien je suis étonnée de son silence. Je n’accompagne cet état de fait d’aucune question ni sous-entendu, au cas où elle ne serait pas totalement libre de ses réponses.
Mais j’ajoute, ce qui est normal dans ce cas, quel que soit le correspondant, que je souhaite avoir des précisions, si elle en a obtenu après ses démarches pour Christophe (je ne parle pas de la convocation).
Je lui demande aussi de mettre Skype en service, car je souhaite parler à la petite Christina.
16 OCTOBRE 2013 : LE GRAND JOUR
Quelle n’est pas notre surprise, le lendemain, d’avoir un courriel de Dina.
Elle se dit très déprimée, insiste sur ce point, en ajoutant que Christina est très troublée. Cela posé, elle affirme ne pas avoir de nouvelles de la police.
Enfin, elle a mis Skype en fonction et va me rappeler.
Je suis très anxieuse de ce premier contact, et je le souhaiterais le plus vite possible. Mais Pierre, plus prévoyant, plus maître de lui malgré son inquiétude extrême – peut-être aussi grâce à cette même inquiétude – me freine dans mon élan :
— C’est trop important, il faut que nous enregistrions cette communication.
— Tu crois ?
— J’en suis sûr. Au travail !
Nous ne savons s’il y a des moyens informatiques très simples pour cela, mais le bon vieux système D va servir.
Vite, il dispose notre appareil photo sur pied dans notre petit bureau. Nous faisons des essais pour capter l’image de l’écran et le son. Méticuleux, il vérifie que cet appareillage n’est pas visible sur l’écran de contrôle de Skype. Il faut également s’assurer qu’aucun de nos mouvements n’est susceptible de démasquer ou de mettre à bas notre dispositif. Ah ! Encore un détail : avoir à notre disposition du papier et de quoi écrire en cas de défection de notre système, ou si nous devions communiquer entre nous de façon discrète. Ultime vérification pour tester cette manœuvre. C’est au point.
Il va falloir jouer serré, à tous les sens du terme. Physiquement, car l’espace est vraiment petit et bien encombré ; psychologiquement pour saisir toutes les nuances du discours de Dina, mais aussi éviter toute phrase mal vécue là-bas. J’ai le cœur serré, ce qui ne m’aide ni à rester calme, ni à me concentrer. Heureusement, je peux compter sur mon mari, qui, à sa façon, se prépare au combat.
C’est ainsi qu’il vit cette histoire, encore maintenant. À tout épisode de déprime menaçant l’un de nous, il serre les poings et lance : « On va se battre ! ». Et il ponctue souvent son affirmation d’un mot inutile à écrire. Chacun comprendra, et choisira ce qui lui plaît.
Je reconnais là le fond de son caractère. Il ne se prend pas pour un héros, mais il a eu une vie que d’aucuns qualifient d’aventureuse, n’a ni sa langue ni ses poings dans sa poche si nécessaire, et a poursuivi son entraînement de boxe jusqu’à 47 ans.
Par ailleurs, dans son métier, il était passionné par les dossiers difficiles, ceux qu’il faut reprendre, où il faut réexaminer les symptômes, ceux que l’on voit et ceux qu’on a négligés. Il cite souvent cette phrase d’un de ses vieux maîtres de médecine : « Un interrogatoire n’est jamais terminé. »
Sous ses apparences gentilles, parfois plus lancé à blaguer qu’à pontifier, il est capable d’une ténacité étonnante lorsqu’il s’agit de résoudre un problème intellectuel ou physique. Je l’ai vu en Patagonie, notre voiture ne démarrant plus, à des dizaines de kilomètres de toute aide possible, sans moyen de communication, plonger sous le moteur, y passer des heures dans le vent froid, et nous sortir de ce mauvais pas.
Si Dina comptait sur une certaine passivité de ma part et donc sur un enlisement de l’affaire, avec Pierre elle a joué le mauvais cheval.
Il fallait que j’écrive cela, car lui, ne l’aurait pas fait.
Je reviens à ce moment de vérité. En réalité, Dina ne nous intéresse qu’au deuxième degré. En tout premier c’est de Christina qu’il s’agit. Mais c’est avec Dina que tout va se jouer.
C’est parti, nous appelons.
Pierre, qui a travaillé dans le cinéma, me dira qu’il avait eu l’idée de lancer le classique « Silence ! Moteur ! Ça tourne ! » Mais il s’est retenu. En tout cas, malgré le budget minimal, voici la production la plus importante de notre vie.
— Allo Dina !
— Bonjour Barbara, bonjour Pierre.
Première image, la petite est à côté d’elle, souriante, faisant des mines comme tous les enfants qui se savent filmés.
Le soulagement… Christina est là, c’est elle, il n’y a pas de doute. Il fut un temps où nous avons pu l’imaginer kidnappée et remplacée par un autre enfant pour ne pas donner l’éveil.
Surtout, qu’on ne nous traite pas de « paranos » comme en abusent ceux qui se payent de mots dont ils ne connaissent ni le sens, ni la force destructrice de cette pathologie. D’ailleurs, même en voyant la petite, nous ignorons qui sont les acteurs cachés du drame et leurs sinistres accointances.
En tout cas, pas de doute. C’est elle. Elle joue, elle nous sourit, elle fait la folle, elle revient, vole l’image à sa mère, elle nous montre un livre d’images, l’ouvre, petite actrice et merveilleuse cabotine, petite princesse qui ignore tout des mauvais génies qui l’entourent et qui lui ont déjà volé son papa. Nous la regarderions des heures, charmés que nous sommes par ses cabrioles, ses sorties de champ, et ses irruptions. La vie… la vie dans un monde d’innocence. Nous, nous sommes de l’autre côté de la barrière, sur le ring dirait Pierre, mais, préciserait-il, quand il y a des règles et un arbitre, c’est que tout va bien. Ici…
J’ai écrit “c’est elle”. Mais, à bien y réfléchir, ce n’est pas vraiment elle, telle que je la connais. Pourquoi cette agitation, cette activité débordante qui dépasse le jeu enfantin, la surprise ? Et surtout, pourquoi ne nous parle-t-elle pas ? Ni spontanément, ni pour répondre à notre bonjour, à nos questions ? Moi qui l’ai gardée pendant des jours, moi qui ai joué au loup et au lapin avec elle, pas de réponse quand je lui rappelle cela. Et, pour préciser le tableau, elle parle à peine à sa mère, réintégrant son petit monde de livres et de musique.
C’est bien après que nous en saurons davantage sur ce comportement d’apparence étrange, mais tellement “normal” après ce qu’elle a subi !
Pour l’instant, il nous faut accrocher Dina qui, nous semble-t-il, serait bien aise de laisser se poursuivre ce paravent animé et le stimule pour éviter le fond du problème.
Il semble qu’elle soit sur un lit ou un canapé orné de motifs qui pourraient être enfantins et que nous ne connaissons pas.
Le champ n’est pas bien large. Nous ne reconnaissons pas le lieu d’où elle appelle. Ni lors de ce contact, ni lors des suivants elle ne proposera de montrer les travaux qu’elle disait si importants et nécessaires. Ce n’est pas habituel de la part d’une femme aussi démonstratrice qu’elle.
Nous entamons les questions de base. Immédiatement, son visage se fige, des mouvements de recul lui échappent, elle tentera à plusieurs reprises d’avoir à calmer Christina, prenant tout son temps pour préparer ses réponses, de même que, bien souvent, elle nous les fera répéter, prétendant ne pas entendre ou ne pas comprendre.
Il en ressort qu’elle n’a pas de nouvelles de la police, qu’ils ne veulent rien lui dire, et qu’elle ne sait pas comment les réveiller, et que s’ils savent quelque chose, ils la contacteront.
La suite de cet épisode dans notre prochain article…