Dans l’article répondant à la lettre de Mme Demassieux, chef de cabinet au ministère des Affaires étrangères, j’ai développé assez correctement (et aussi brièvement que possible) les éléments nécessaires à une compréhension vitale des relations entre les trois pouvoirs décrits par Montesquieu : l’exécutif, le législatif et le juridique (ou juridictionnel).
Quelques amis m’ont demandé de préciser ces points. Je reviens donc vers Montesquieu dans le chapitre VI (De la constitution d’Angleterre) du livre XI de De l’esprit des lois qui en est la base.
DES PUISSANCES SÉPARÉES PARCE QUE NON-JOINTES
J’ai bien dit que l’expression « séparation » n’était pas celle utilisée par Montesquieu qui développe le sujet des trois puissances, en utilisant l’adjectif « séparée » pour l’opposer immédiatement à « jointe » :
« Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire: car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur. »
L’utilisation par Montesquieu de sa double formulation (« séparée, et non jointe ») n’est pas une simple figure de style, mais un fort outil de langage. « Séparée » sous-entend une qualité séparative, alors que « jointe » (ou « non jointe ») ne fait référence qu’à une possibilité d’action par rapprochement variable. L’eau et le feu sont séparés par bien des critères et généralement non joints, sauf pour éteindre un incendie. Entre les deux adjectifs qui ne sont pas des synonymes, existe donc un espace d’incertitude, un grand champ de réflexion. Pour preuve, immédiatement après, Montesquieu précise :
« Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs: celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. »
Ainsi, le premier paragraphe cité parle de puissance théorique, alors que le second évoque l’hypothèse des trois pouvoirs pris par un seul homme ou groupe. Passant de la théorie à la pratique, Montesquieu veut éviter la prise d’un État républicain par un État dictatorial (ce que nous appellerions de nos jours un « coup d’État »).
Mais il est aussi soucieux que possible d’éviter la dégradation de l’État par empiètement dommageable d’un pouvoir sur l’autre, spécifiquement de l’exécutif sur le législatif. C’est pour cela qu’il prévoit la « faculté d’empêcher » équitablement répartie entre eux (aucun des deux ne pourra prendre des décisions dégradant l’autre) ; cette « faculté d’empêcher » n’étant accompagnée d’aucune « faculté de statuer » dans le domaine qui n’est pas le sien. Autrement dit, Montesquieu prévoit des liens fonctionnels entre ces deux pouvoirs théoriquement séparés. Nous pourrions résumer ces deux facultés en deux formules : « remise en jeu, balle au centre », ou bien alors : « qui ne dit mot consent ».
Alors, parler de « séparation des pouvoirs », n’est-ce pas un raccourci utile ? Trop utile si mal employé ?
QUE DEVIENT LA PUISSANCE DE JUGER ?
Dans tout ce chapitre VI (le chapitre fondamental en ce qui concerne l’affaire Aurélia Varlet et celle de Christina), Montesquieu traite essentiellement des liens (non joints) entre les puissances exécutive et législative, au point que la puissance juridictionnelle s’efface presque sous sa plume. Est-ce un oubli de sa part ? Absolument pas. Il signale ainsi qu’il s’agit d’une puissance d’un type complètement différent, une puissance envers à laquelle un citoyen peut ne jamais avoir affaire dans toute sa vie, alors que chacun de nos jours est réglé par l’exécutif et le législatif. « Des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est en quelque façon nulle. »
C’est pourquoi, Montesquieu lui prévoit quatre conditions :
– qu’elle soit non permanente «… dans certains temps de l’année, de la manière prescrite par la loi, pour former un tribunal qui ne dure qu’autant que la nécessité le requiert. »
– Qu’elle soit non spécifique : «… La puissance de juger, si terrible parmi les hommes, n’étant attachée ni à un certain état, ni à une certaine profession, devient, pour ainsi dire, invisible et nulle. »
– Que les jugements soient fixes « … à un tel point, qu’ils ne soient jamais qu’un texte précis de la loi. S’ils étaient une opinion particulière du juge, on vivrait dans la société, sans savoir précisément les engagements que l’on y contracte. »
– Et que les juges soient « de la condition de l’accusé, ou ses pairs, pour qu’il ne puisse pas se mettre dans l’esprit qu’il soit tombé entre les mains de gens portés à lui faire violence. »
QUE DEVIENT LA VICTIME ?
Si Montesquieu, dans De l’esprit des lois est si préoccupé du coupable, et si confiant en la capacité des juges à « dire le droit », comme les citations précédentes le prouvent, il nous choque profondément par son oubli des victimes. Le mot n’y est utilisé qu’une fois, à l’occasion d’une loi de l’empereur Justinien sur le divorce par consentement mutuel (encore s’agit-il d’un argument théologique décalé).
On y trouve plus souvent la qualification d’offense ou d’offensé, avec des variations selon que l’acte incriminé offense une personne privée, une institution, ou les deux. Parmi les situations les plus remarquables, ainsi chez les « peuples barbares » :
« Ces lois s’attachèrent donc à marquer avec précision la différence des torts, des injures, des crimes, afin que chacun connût au juste jusqu’à quel point il était lésé ou offensé; qu’il sût exactement la réparation qu’il devait recevoir, et surtout qu’il n’en devait pas recevoir davantage. Dans ce point de vue, on conçoit que celui qui se vengeait après avoir reçu la satisfaction commettait un grand crime. Ce crime ne contenait pas moins une offense publique qu’une offense particulière: c’était un mépris de la loi même. C’est ce crime que les législateurs ne manquèrent pas de punir. »
Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne le régime hautement présenté par Montesquieu, nous sommes en droit de comprendre son « oubli des victimes » dans la justification suivante :
« Dans les républiques, les crimes privés sont plus publics, c’est-à-dire choquent plus la constitution de l’État, que les particuliers. »
Fermez le ban ! Passez votre chemin, vilains et manants ! Soyez encore contents que la République ait trouvé un coupable ! Mais n’y revenez plus !
EN CONCLUSION
Qu’il s’agisse de Montesquieu, de tel juge contemporain, ou de telle autre personne investie du pouvoir de non-réponse, cette persévérance dans l’oubli, pour ne pas dire le mépris des victimes ou de leurs familles est intolérable.
De même cette parodie de culture grâce à laquelle quelques personnes utilisent une formule rabâchée sortie de son contexte n’est qu’un degré de plus dans le mépris.
J’ai voulu écrire ce texte un peu complexe pour que chacun, se trouvant dans une situation équivalente, ait de quoi fourbir ses arguments, afin de ne pas laisser le champ libre aux donneurs de leçons qui feraient mieux d’en recevoir.
Je poursuivrai par une mise en situation de l’actuelle constitution de 1958, afin de montrer que les pouvoirs ne sont pas si étanches qu’on veut nous le faire croire, et qu’ils peuvent prendre l’eau de la même façon que le Titanic, dont l’étanchéité et l’insubmersibilité « prouvées » avaient servi d’argument infaillible pour vendre les premiers – et derniers – billets.
Mais, pour prouver à Montesquieu que je ne lui en veux pas, je lui cède la parole, telle qu’il l’a écrite dans ses Pensées diverses :
« Il n’y a point de gens que j’aie plus méprisés que les petits beaux esprits, et les grands qui sont sans probité. »
(à suivre…)