Le 17 septembre, nous nous rendons au commissariat de police.
Nous sommes vite reçus par un policier à qui nous expliquons notre affaire. Il se renseigne auprès d’un collègue, et les deux hommes jugent préférable de demander conseil au ministère des Affaires étrangères.
Nous n’entendons pas le détail de la conversation téléphonique, mais nous devinons que la situation évolue. Effectivement, ils nous annoncent que nous devons téléphoner à un service spécialisé. Préférant rencontrer directement les interlocuteurs, je leur déclare que nous y allons.
Non ! “Ils ont dit de téléphoner, pas d’y aller…. Ils insistent.”
Impression désagréable. Encore un bureaucrate caché derrière son bureau?
Nous verrons bien. Retour à la maison et appel au numéro indiqué.
Première explication à une personne qui semble dubitative. Mais, paroles et paroles, il apparaît que nous pouvons joindre la responsable du service des disparitions inquiétantes, Mme É. S….
Reprise de l’histoire, agrémentée des derniers détails juridiques et des nécessités administratives. Il faut encore subir le discours lénifiant censé être réconfortant. Pierre reconnaît au passage les séquences et phrases-types des situations de stress qu’il a personnellement enseignées, mais reprises ici, dans leur version maladroite.
Nous aurions préféré une réponse honnête du style : « Je vais vous aider en faisant mon travail au mieux. » Oh ! Naïveté !
Sentant que l’entretien tourne en ce jus de boudin que nous commençons à bien connaître, nous demandons un document, indispensable, prouvant notre implication légale pour lancer la procédure conjointe entre la Russie et la France. La réponse tombe :
« Non ! C’est à la police de le faire. »
Des mêmes bureaux qui déclaraient prendre l’affaire en main, dessaisir la police, tombe la décision inverse. Que se passe-t-il ?
Inutile de pousser un âne qui recule. Jouons les imbéciles, remercions, coupons la communication et buvons une nouvelle gorgée de la coupe d’amertume. Nous ne savons pas encore qu’elle est inépuisable. Nous sommes des apprentis…
Mais des apprentis têtus. Retour au commissariat, et reprise de contact avec nos agents à qui nous expliquons ce retour de bâton.
Miracle ! La situation change. À la mimique du brigadier, nous devinons une trace de dépit d’être ainsi manipulé, et aussi de commisération. À franchement parler, notre mélange de douleur, de déception, de détresse doit se trahir sur nos visages. D’un simple « Venez ! » il nous entraîne vers son bureau et nous fait reprendre les bases de notre histoire. Il nous demande aussi si nous sommes toujours sans nouvelles de Christophe. Je lui donne les numéros de téléphone en Russie pour qu’il s’en assure lui-même. Mais sa réponse est « énorme » : « Il n’a pas de ligne disponible vers l’étranger. »
Effarant ! En 2013, l’agent d’un grand commissariat de police d’un important arrondissement de la capitale de la France n’a pas de liaison téléphonique possible avec un pays étranger. J’imagine qu’un bureaucrate zélé, dans sa soupente, se félicite de son précieux souci des finances publiques, en ce 21e siècle, où tout appel est contrôlé. Je pense que ce bureaucrate, recevant trois formulaires, remplis et transmis « sous couvert du responsable hiérarchique » (formule consacrée) et après avis favorable, débloquerait la ligne… en moins d’une semaine, peut-être…
J’exprime ici ce qui s’est passé en moins d’une seconde : mon étonnement et le ton du policier où perce un discret agacement, je crois.
Alors nous prêtons au policier notre portable. Il a l’élégance de nous prier d’appeler. Évidemment, une fois de plus, c’est le message enregistré. La cause est entendue.
Ordinateur ouvert, la petite chanson commence : L’an deux mille treize, le 17 septembre à douze heures, nous… […] constatons que se présente la personne ci-dessous dénommée qui nous déclare…
Les questions de base : nom, prénom, etc.
Enfin, un espoir… J’y réponds. Le dossier prend vie et nous, quelques couleurs.
J’échange un regard avec Pierre. Pour lui, l’interrogatoire du médecin et celui du policier ont des points communs. La gestion des dossiers compliqués de son activité médicale lui a depuis longtemps appris à reconnaître la valeur professionnelle d’un homme. Derrière l’interrogatoire de base, il faut tenir compte des précisions complémentaires, du ton, de l’écoute. Celui-ci est un bon, me dira-t-il ensuite. Enfin !
Le policier s’intéresse à Dina, demande si elle parle français. Je précise le signalement de Christophe, qui paradoxalement, retrouve une sorte de vie, alors qu’au fond de moi… 1,70 mètre, 75 kg, type européen, yeux marron, cheveux bruns clairsemés, courts, une cicatrice derrière l’oreille droite, visible seulement de dos, due à un accident de ski, dentition (je la précise bonne, mais, si nous savions…).
Suivent les antécédents médicaux, dont l’appendicite (pour la cicatrice) et comportementaux : le port de son alliance (en or, toute simple), la tenue vestimentaire au moment de la disparition (je l’ignore), le véhicule susceptible d’être utilisé (seule Dina en possède un) et encore d’autres marques inexistantes chez lui, telles que tatouage, piercing, trouble d’élocution, sans oublier les adresses utiles et personnes qui pourraient être en relation avec lui (et, en ce cas, je ne vois que Sacha, l’amie de Dina qui était présente au baptême de la petite en mai 2010).
Il est 12 heures 45 ce 17 septembre 2013, moi, la déclarante, « […] persiste et signe le présent document. »
Notre policier prend le document imprimé, nous laisse deux minutes puis revient :
« Normalement, je n’ai pas le droit de vous le donner, mais, dans votre cas, voici une copie. »
Encore merci au brigadier C…. Il existe encore un homme dans la police capable de balayer une stupidité bureaucratique pour aider une victime et permettre la traque du coupable, ce qui semble tout de même la première mission de cette fonction publique.
De retour à l’appartement, nous reviennent en mémoire les comportements inadaptés du consul adjoint de Saint-Pétersbourg, de la responsable du service des disparitions inquiétantes au ministère des Affaires étrangères. Pierre rajoute plus ou moins élégamment la vieille formule des aviateurs : « Mort aux c…, vive la chasse ». Mon mari me surprendra toujours.
Répétons-le inlassablement : sans ce document, l’enquête sur la disparition de Christophe n’aurait pu démarrer légalement en Russie, et l’assassin coulerait des jours heureux.
Donc, merci encore à ce brigadier qui nous donna ce document, et transmit le procès-verbal à la BRDP [1], à la SLT [2] pour rédaction d’un télégramme à l’état-major DPUP [3] et au secteur, et avisa l’OPJ [4] de permanence au SAIP [5].
Avec tous ces services aux initiales déroutantes, nous sommes sûrement bien gardés, aidés, protégés.
Si notre brigadier en est la preuve, nous verrons plus loin, et bien longtemps après, ce qu’il en advint.
[1] : Brigade de répression de la délinquance contre les personnes.
[2] : Section locale de transmission d’arrondissement.
[3] : Direction de la police urbaine.
[4] : Officier de police judiciaire.
[5] : Service de l’accueil et de l’investigation de proximité.