CONSULAT DE SAINT-PÉTERSBOURG, SEPTEMBRE 2013 (SUITE)

Voici la suite de notre conversation téléphonique du 11 septembre 2013 avec le consulat de Saint-Pétersbourg. Je rappelle les remarques initiales de l’article précédent sur le “monde” qui sépare notre correspondant de septembre 2013 et notre équipe actuelle.

 

Le téléphone est passé sur une autre ligne. Une minute plus tard, l’entretien reprend avec un nouvel interlocuteur.

Une fois de plus Pierre se présente (nom et profession, téléphones déjà donnés, adresse internet, etc.), puis explique les raisons de notre extrême inquiétude : la situation professionnelle, familiale, les habitudes, nos relations, les révélations du vieil ami, en bref, notre témoignage concernant cette disparition totale.

Le ton de mon interlocuteur fait plus professionnel, mais aussi plus incisif que celui de son collaborateur. Il se veut homme d’action :

« […] On va faire plus rapide, Monsieur, qu’attendez-vous du consulat général de France ?

Tiens ! Enfin, une oreille attentive ? Pierre ose demander si le consulat général de France peut vérifier si Christophe Sion est toujours vivant, ou s’il est parti du territoire russe.

C’est les montagnes russes, mais en version consulaire ; après une montée rapide, la descente :

« Et comment-voulez-vous qu’on fasse cela, Monsieur ? »

Maintenant, Pierre suggère les services d’un office quelconque, un service ad hoc. Il n’aurait pas dû. La voix, de plus en plus professorale supérieure l’informe que ces données ne sont transmises que lors d’une affaire judiciaire, que cela échappe au consulat, et « il ne s’agit pas du territoire français. »

Ah ! Au moins nous aurons révisé notre géographie. Mais, puisqu’une perche judiciaire est tendue, Pierre la saisit :

« Dans ces conditions, vous me dites qu’il faut mener une opération, quelque chose du domaine de la police judiciaire. C’est bien cela ? »

Une fois encore, nous pourrions croire à une éclaircie dans le brouillard, car après une nouvelle leçon de géographie politique, un renseignement arrive: 

« Si quelque chose doit être fait, c’est auprès des autorités russes, mais pas auprès des autorités françaises. »

« Alors comment pouvez-vous m’aider ? »

Cette demande d’aide, Pierre n’arrête pas de la formuler. Une fois de plus, il va avoir la réponse bateau :

« […] Ce que nous pouvons faire, et je le ferai bien volontiers, c’est de le contacter par email, ou éventuellement le contacter par téléphone, avec les moyens qui nous ont été donnés par cette personne, et uniquement cela, rien d’autre, Monsieur. »

Fermez le ban. Rompez. Le professeur est devenu adjudant (version Flick de Courteline). Il avait évoqué « quelque chose auprès des autorités russes », ce qui reste bien vague, inopérant, et loin de tout début d’aide réelle. Peut-être a-t-il eu peur d’aller plus loin ? Ou ne savait-il plus trop quoi dire ? Le disque rayé a repris. Alors, Pierre se dit qu’il ne risque rien à relancer le débat ?

« Vous ne pouvez pas aller voir sa femme et lui demander ce qui s’est passé ? Quand est-il parti ? Rien que “Quand est-il parti ?” »

Maintenant nous savons ce que nous risquions. L’interlocuteur se lance : le film catastrophe, la séquence inversée de l’agent diplomatique consulaire russe venant chez moi, en France, pour me demander où est mon épouse russe.

Et après avoir écrit le scénario, il fait l’acteur :

« Vous n’imaginez même pas la réaction que vous auriez. Moi je peux vous le dire… »

Le bonhomme a manqué sa vraie carrière : mauvais scénariste, ou mauvais acteur, ou les deux. C’est pourquoi Pierre entre dans le film :

« Non vous ne pouvez pas le dire. »

Mais l’autre est trop pris dans son rôle pour écouter, il est lancé dans la tirade qui mêle son numéro improvisé et sa fonction consulaire :

« Mais on n’a rien à vous dire Monsieur, en plus, sachez que tout ceci relève de la vie privée, c’est un principe de base là encore dans notre fonctionnement républicain, je n’entre pas dans la vie privée, sur simple demande d’une personne tierce, par ailleurs. »

Cette fois, il faut vraiment aller plus loin. Certes, Pierre est le seul à parler, mais moi j’écoute. Je suis trop émue pour tenir le coup face à ces « portes de prison » qui s’ignorent. Je suis obnubilée par le fait que notre famille ne donne plus aucune nouvelle, non seulement Christophe, mais aussi Dina, sa femme, et la petite Christina.

Pierre revient à la réalité … si toutefois ce genre de personnage peut y être sensible. Il explique que je risque de craquer – moi, c’est-à-dire la sœur – et redemande une aide car, dit-il : « Je ne suis pas un juriste mais j’ai quand même l’idée qu’un consulat doit aider les Français à l’étranger. »

Et là, l’extraordinaire du culot atteint son extrême :

« Ah mais bien sûr, nous aidons tous les Français effectivement qui sont en difficulté. »

Et si encore, il s’en tenait à sa leçon bien apprise ! Mais non ! Monsieur le professeur de géographie politique, de cinéma, verse tout de suite dans la psychologie :

« Actuellement, l’exposé que vous me faites ne fait montre d’aucune difficulté éventuelle rencontrée par ce monsieur. Ce sont simplement des suppositions de votre côté, ce que je peux comprendre, la distance, l’éloignement ne fait qu’amplifier effectivement les angoisses, il y a des scénarios qui ont peut-être… »

Une fois de plus, les « suppositions » ! C’est déjà irritant en soi, surtout avec le ton supérieur.

C’en est trop ! Ce que Pierre craignait arrive. Face à ce déluge d’inepties et de manque de compréhension élémentaire d’une situation dramatique, je craque. Je prends la parole, ou plus précisément, ma voix rompue par l’émotion et les pleurs qui montent se fait suppliante :

« Monsieur vous ne comprenez pas, on était en contact tout le temps, régulièrement, là il n’y a plus rien, plus rien, plus rien du tout, il ne répond plus aux mails, il a disparu, vous ne comprenez pas… » et je suis vaincue par mes pleurs.

Alors, là-bas, de son bureau de chef, le manque de psychologie continue :

« Madame, vous m’excuserez, je comprends votre douleur, je comprends effectivement votre comportement et votre perte de contrôle surtout, mais ce que je vois c’est qu’il y a effectivement une situation matrimoniale entre ce monsieur et son épouse qui est délicate. On peut imaginer, plutôt que d’imaginer le pire, on peut penser que leurs relations sont si tendues que le quotidien de l’un et de l’autre leur font totalement oublier les habitudes. »

Décidément, il y a des remises à niveau professionnelles qui s’imposent. Évidemment, toujours débordée d’émotion, je ne peux que reprendre :

« Mais non Monsieur, parce que c’est ça qui dure depuis un moment c’est pour ça qu’il loge à Moyka, c’est ce que nous a dit son ami qu’il appelle toutes les semaines, à qui il s’est confié. En appelant Moyka on n’a pas de nouvelles parce que de Paris, quand j’appelle Paris, je sais que son numéro est relié à son appartement de Moyka et on n’a plus de nouvelles. (bruits de paroles derrière que peut-être je préfère ne pas comprendre) on n’a pas de nouvelles, vous ne comprenez pas ça… ?

Et une couche de plus de bêtise à tendance hiérarchique :

« Madame, baissez un peu le ton s’il vous plaît, Madame ! »

Je m’effondre. Ailleurs, le goujat mériterait une leçon. Au téléphone, il va au moins sentir le vent du boulet que Pierre lui balance :

« Non, écoutez, c’est vous qui allez baisser le ton ! »

Il n’a pas l’habitude qu’on le renvoie dans ses buts, le petit monsieur habitué au « cirage de pompes ». Il se calme aussi vite qu’il s’était cru capable de donner des ordres :

« Je voudrais simplement qu’on essaye de parler simplement et intelligemment. »

Pierre lui rappelle les fondamentaux :

« Alors Monsieur, si on commence intelligemment, il y a plusieurs choses. Premièrement, j’ai eu la politesse de me présenter, j’aimerais que vous ayez la même relation. Ça c’est une chose. »

« Je suis M. B…, je suis consul adjoint ici. »

Eh bien ! Enfin ! La prochaine fois, peut-être saura-t-il se présenter ? Pierre continue :

« Deuxième chose, vous avez employé le mot supputations, je ne suppute rien, j’offre à votre raisonnement des faits. Nous n’avons plus aucun contact avec une personne qui professionnellement doit avoir des contacts. Imaginez que le consul de France soit brutalement injoignable pendant un mois, qu’est-ce que vous diriez ? »

« Étant son proche collaborateur, mais la situation ne se présente pas, il est évident que nous prendrions des mesures. »

« Eh bien voilà, c’est ce que je vous demande. »

Croyez-le si vous voulez, il relance son disque rayé :

« … Mais pas des mesures juridiques, Monsieur… Essayez de comprendre parce que ça devient un peu pénible. [Parlant de pénible… !] . Je vous rappelle que nous ne sommes pas officiers de police judiciaire, que nous sommes sur un territoire étranger, et qu’en aucun cas un agent diplomatique du consulat est à même de mener une enquête qui s’apparente ni plus ni moins à une enquête judiciaire. Je suis navré Monsieur… »

« Alors aidez-nous à mener…

« Ce qui s’applique dans notre pays s’applique également en Russie. »

« Alors ma question est maintenant précise, voulez-vous nous aider à mener cette enquête judiciaire ? »

« De quel ordre Monsieur, de quel ordre ? »

« Eh bien je demande… »

« De quel ordre dans une enquête judiciaire… moi ce que je peux faire, éventuellement, c’est vous mettre en contact avec un avocat, sur place, ça, c’est possible ».

Ouf ! Tout ça pour en arriver là. Il suffisait d’une phrase. Elle ne doit pas exister en langage administrativo-consulaire, ou si elle existe, il faut l’extraire au forceps.

Mais la suite est encore plus explicative, de la part de cette personne qui affirmait de toute sa raideur, quelques minutes auparavant « aider tous les Français en difficulté ». Comme nous avons au moins obtenu un début de réponse, Pierre tire la ficelle :

« Bon ! »

La prudence bureaucratique reprend le dessus :

« Il s’agit là encore d’une affaire privée, Monsieur. »

Pierre ignore le brouillage et poursuit :

« Cet avocat peut nous aider à nous mettre en relation avec les personnes adéquates qui peuvent lancer une opération judiciaire. »

« Je suppose, je suppose… »

« Bien, j’imagine que cet avocat parle français, je ne parle pas russe. »

« Ah, oui, bien sûr. »

« Bien, quel autre moyen avez-vous de nous aider ? Par exemple avez-vous un numéro de téléphone à qui nous pouvons téléphoner, justement pour la partie policière russe ? judiciaire… à part l’avocat ? »

« Non je ne vois pas. »

Et comme il doit comprendre qu’il perd pied, croyez-le ou non, il ose recommencer :

« Bien, je vous dis. La seule possibilité que nous avons est d’essayer de contacter l’intéressé par les moyens que lui-même nous a confiés, puisqu’il est inscrit au registre du consulat de France, je crois, c’est-à-dire son adresse postale, son adresse éventuellement email, et un éventuel contact téléphonique. Au-delà de cela, Monsieur, l’entrée dans la vie privée des gens, et je suis désolé, nous sommes fonctionnaires de l’État français, et nous devons respecter, tous autant que nous sommes, et nous en premier, les règles républicaines ; en aucun cas je n’interviendrai plus avant dans la vie privée d’un tiers. »

« Bien, je prends note de cela. Pouvez-vous nous donner les références de cet avocat, s’il vous plaît ? »

« Alors, je ne les ai pas sous la main. Si vous voulez bien m’envoyer un email ce sera plus rapide dans ce cas. »

« D’accord. »

« Je vous répondrai par email. »

« Je prends votre email. »

Le ton est redevenu normal, mais, pour être franc, Pierre y a mis du sien. La chaudière commençait à bouillir. On pourrait croire que la conversation s’arrête là. Pas du tout. Elle reprend plus apaisée, mais tout aussi bloquée dans le fond.

Monsieur le consul adjoint précisera que si Christophe vient lui faire part de menaces, ou de craintes, il le recevra, pourquoi pas, mais vraiment « à titre informatif » car « nous sommes dans un territoire étranger sans prérogatives judiciaires et policières. »

Peut-être sommes-nous bêtes à ignorer encore la localisation russe de Saint-Pétersbourg ? Mais gardons un des meilleurs moments psychologiques pour la fin, et redonnons la parole à notre consul-adjoint.

« Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, Monsieur ? Ma carrière m’a permis malheureusement de constater que même les gens les plus sages et le plus respectables font parfois des choses, absolument incroyables. Et là encore par expérience je ne m’arrêterai malheureusement pas à votre appréciation de la situation. Tout peut arriver, tout. Vous parlez d’un problème matrimonial majeur, vous ne pouvez pas savoir ce que les gens, qui restent des êtres humains, quels que soient leurs situations professionnelles peuvent effectivement faire dans de telles circonstances. »

Au point où nous en sommes, il faut bien que Pierre lâche la vapeur. Il lui explique qu’il a professionnellement participé à beaucoup de cas psychiatriques, et qu’il sait que tout est possible.

Le consul adjoint croit tenir sa victoire :

« Voilà, vous entendez. »

Alors, en l’amenant sur un autre terrain, Pierre reprend la main. Sans négliger la possibilité d’un raptus à implications judiciaires, il dresse un tableau factuel de la situation, associé à un schéma psychologique de Christophe, pour conclure qu’il ne peut s’agir que d’une disparition inquiétante.

Moi, je me suis assez calmée pour enfoncer le clou : Christophe m’avait dit qu’il ne se déplacerait pas avant le 13 novembre, l’anniversaire de Christina, auquel il tenait à participer. Tout se combine pour dire qu’il a disparu.

Après les différentes formules de politesse – aussi consensuelles qu’hypocrites – nous coupons la communication, et je manque m’effondrer.

 

Aujourd’hui, en 2019, je ne peux reprendre certains passages de cette communication sans que l’émotion ne renaisse.

Après mûre réflexion, nous avons tenu à la reprendre de façon aussi détaillée que possible pour différentes raisons.

Je rappelle notre ligne de force : décrire l’histoire naturelle d’un crime mettant en jeu des pays et des nationalités différentes.

En ce sens, nous sommes parties prenantes… prenantes de coups dans la figure… et ils ne nous ont pas manqué.

Il est extravagant de constater à quel point l’appel à l’aide consulaire dans un cas très grave, dramatique, entraîne toute la série des dysfonctionnements possibles :

  • La non-réponse,
  • Le mépris,
  • Les tentatives de « noyage de poisson »,
  • Le « passage de patate chaude »,
  • Le verbiage bloquant,
  • Le ton docte et lointain de celui qui sait et fait sentir combien on le dérange,
  • Les fautes psychologiques,
  • L’impolitesse,
  • L’incapacité ou la non-volonté d’apprécier la situation à sa juste valeur

En pratique, la bonne réponse tenait en deux phrases :

  • Il faut prendre contact d’urgence avec un avocat russe qui sera votre correspondant sur place,
  • Parallèlement, porter plainte en France

Nous aurions aimé entendre ces deux phrases avec un minimum de compréhension humaine.

Si Pierre a réussi à extirper le mot avocat au consul adjoint, l’information sur la plainte à la police française manquait.

Il aurait même suffi que ces deux phrases soient écrites sur le site du consulat français de Saint-Pétersbourg.

On y trouvait bien une rubrique intitulée aide, et même les noms et adresses de quelques avocats bilingues. C’est d’ailleurs sur cette liste que nous choisirons notre avocat.

Aujourd’hui, le site a été modernisé :

  • La rubrique aide n’existe plus,
  • La liste des avocats, et même des interprètes a disparu,
  • Les deux phrases les plus pratiques expliquées ci-dessus brillent par leur absence.

Au moins, d’une certaine façon, c’est dit :

Manant ! Passez votre chemin !

Et le courriel que nous recevrons, modèle de diplomatie prestidigitatrice, conclura cet échange sans jamais rien apporter de concret.

PS : Pardon pour l’image de “l’adjudant Flick”. Les vrais adjudants, formés à la dure école de l’armée et servant le pays, méritent notre respect.