CONSULAT DE SAINT-PÉTERSBOURG SEPTEMBRE 2013

Le passage de la chronique que vous allez lire ne correspond en rien aux relations que nous avons entretenues avec les consulats de Saint-Pétersbourg et de Moscou, depuis 2017, qui sont aidantes, polies, compréhensives, confiantes.
Nous remercions et remercierons longtemps ces dignes fonctionnaires, qui, en plus, savent se montrer humains.

Cela étant posé…

Ayant souvent voyagé à l’étranger dans des conditions inhabituelles, je sais que le consulat français doit être une bouée de secours en cas de danger. Je dis bien « bouée de secours » et non «  équipe de commandos marine ». Nous allons donc demander de l’aide – ne serait-ce que frapper à la porte de la famille : y a-t-il du monde ? – et comme nous ne parlons pas russe et n’avons aucun contact là-bas, nous aider à trouver un service russe adéquat.

Cela semble simple, évident. Mais quelques coups de téléphone démontreront le contraire. En voici les preuves, avec nos commentaires.

En 2013, le site web du consulat a au moins une rubrique où signaler une urgence.

Je laisse la parole à Pierre. Je ne suis pas de taille, je le sais. Déjà en temps normal, je suis trop gentille, je me laisse manipuler. Là, les larmes aux yeux, en faiblesse, que ferai-je ?

8 SEPTEMBRE 2013

Bien que les horaires officiels soient dépassés, ce 8 septembre 2013, Pierre tente le coup. La sonnerie tombe dans le vide sidéral et bureaucratique. Inutile d’insister, même pour le numéro des urgences !

9 SEPTEMBRE 2013

Le lendemain, nouvel appel. Une voix que Pierre dérange manifestement écoute à moitié (soyons optimistes) et lui dit de rappeler. Ce qu’il fait quelques heures plus tard. Maintenant, ce correspondant montre par ses réponses évasives qu’il se moque comme d’une guigne de notre histoire. Il n’y a plus de gants à prendre, Pierre lui demande de prévenir sa hiérarchie. À côté de lui, je suis écœurée de ce comportement lamentable.

10 SEPTEMBRE 2013

Le lendemain 10 septembre dans l’après-midi, nouvel appel. Un semblant d’honnêteté ou d’ouverture de parapluie doit émerger car le correspondant précise que son supérieur « n’a pas eu le temps de s’en occuper, mais qu’il se permettra d’appeler tout à l’heure M. Sion pour avoir des nouvelles et lui demander de vous rappeler. »

C’est l’incompréhension totale. Il faut forcer le barrage. Pierre reprend l’histoire en précisant bien que nous craignons un drame familial majeur.

Le correspondant (Pierre a tout de même demandé son nom, car « chez ces gens-là Monsieur, » on n’dit pas, Monsieur, on n’dit pas…[1] » lui coupe la parole :

« Cela arrive ce genre de situation, Monsieur, il est peut-être un peu tôt pour s’alarmer quand même… ». Un peu tôt… presque un mois !

Je vois Pierre prêt à sursauter, se contenir et reprendre son plaidoyer, ce qui amène l’autre à dire qu’il fera « des recherches ».

On sait ce que parler veut dire pour certaines personnes. Pierre n’est pas dupe, et enfonce le clou en insistant sur l’incohérence du courriel reçu par la messagerie au nom de Dina.

L’interlocuteur consent enfin à prendre notre numéro de téléphone, déclare comprendre (c’est fou ce que ces gens comprennent !), faire des recherches, appeler Dina, et que si nécessaire « on dépêchera quelqu’un sur place ». D’ailleurs, « s’il était décédé on aurait été averti rapidement. Les consulats sont prévenus immédiatement. »

Fin de conversation sur sa promesse de nous rappeler avec des informations. Nous sommes un peu soulagés qu’il évoque l’hypothèse « d’envoyer quelqu’un sur place ». Dieu ! Ce que nous sommes naïfs, parfois ! Dieu ! Comme le désespoir nous fait prendre des vessies pour des lanternes, et des bureaucrates pour des hommes ! La preuve nous attend.

11 SEPTEMBRE 2013

Nous rappelons M. L. au consulat.

Son ton est hésitant, gêné : Il en a « référé à son chef de service » (brave toutou ! On n’informe pas, on réfère… on révère presque). Il déclare avoir essayé d’appeler (nous essayons depuis un peu plus longtemps que lui, il n’a pas dû comprendre), mais tente de me faire admettre qu’il n’ira pas plus loin, et qu’il ne sollicitera pas la police russe. Sa proposition précédente « d’envoyer quelqu’un sur place » est passée aux oubliettes.

Pierre exprime son incompréhension devant cette volte-face. Si le consulat ne peut pas intervenir, il demande clairement « Qui peut intervenir, et que faut-il faire ? ».

À question simple, réponse simpliste : « Il est difficile de prévenir la police russe qui est la seule compétente pour mener une enquête, ici sur le territoire russe, ici on est en pays étranger. (Admirons la belle leçon de géographie et de stratégie : il est donc difficile pour un consulat français de nous mettre en relation avec la police du pays. Cette leçon, nous n’avons pas fini de l’entendre, serinée sur tous les tons. Chez ces gens-là, Monsieur, on n’fait pas, Monsieur, on n’fait pas…[2])

Pierre ose aller plus loin : il demande s’ils peuvent simplement vérifier si Christophe est sorti de Russie. Cela modifierait radicalement l’histoire. Alors là, il n’aurait pas dû envisager de telles extravagances :

 « Non, ce n’est pas qu’on ne veut pas faire. Mais comme je vous l’explique on ne peut faire que certaines choses. Nous ne sommes pas en métropole donc… au bout d’un moment on intervient dans une forme d’ingérence sur le territoire russe qui n’est pas souhaitable… »

Si je comprends bien, nous ne sommes pas en métropole (merci Monsieur le géographe !) et on risque un incident diplomatique ?

Rappelons que nous sommes sans nouvelles de toute une famille dont le père est français, l’épouse russe, et la petite fille française et russe. On pourrait imaginer que les Russes soient justement préoccupés du sort de leurs ressortissantes (mère et fille) à supposer qu’ils ne le soient pas du père français (l’avenir nous montrera combien cette hypothèse sera fausse).

Pierre monte le ton :

« Alors on peut se faire tuer sans que regardiez ? Qu’est-ce que cela veut dire pour un consulat ? Je vous dis qu’il y a quelque chose d’énorme derrière, d’énorme pour nous, à savoir la disparition de quelqu’un qui devait être là, d’un professionnel qui a des responsabilités dans une société, quelque chose de grave. »

Le ton fléchit de l’autre côté :

« Je pense qu’il faut prendre contact auprès des autorités russes pour leur signaler ça. »

Il pense (peut-être, mais de là à fournir la moindre aide, il y a un pas.) Pierre veut mettre les points sur les i.

« C’est quand même très simple aujourd’hui de savoir. On me dit qu’il est parti en voyage par avion, il n’est quand même pas parti en bicyclette depuis Saint-Pétersbourg, c’est quand même le B-A BA. On ne vous ne demande pas la lune, on vous demande une vérification… Évidemment s’il faut que je vous apporte un cadavre, qu’en ferez-vous après ? Non, je suis désolé, Monsieur, mais cela ne va pas. Même si cela vous déplaît en tant que consulat. Je vais aller à l’ambassade de Russie, je vais aller à la police française porter plainte, y compris contre toutes les personnes qui empêchent la découverte de la vérité, et éventuellement par tous les médias à qui je peux avoir accès. »

« Je comprends Monsieur, si vous voulez je peux essayer de vous passer mon chef de service qui vous expliquera la situation. De mon côté, je vous le dis, moi je répète les instructions qui sont ce qu’elles sont, je ne peux pas faire tout et n’importe quoi, sur un simple coup de fil qui est basé sur des supputations… »

Pierre l’interrompt. Il passe les bornes ce monsieur. Des supputations… De toutou géographe amateur il est devenu logicien détective :

« Non Monsieur, c’est un mot que vous ne pouvez pas utiliser, Il faut qu’on soit clair… »

Et de plus il veut montrer ses quenottes :

« Si Monsieur Sion a disparu qu’est-ce que vous voulez que… Comment on peut se baser sur un coup de fil de quelqu’un qu’on ne connaît pas… »

Il serait inutile d’essayer de lui faire comprendre l’incohérence de son discours. Soit il a déjà essayé de téléphoner, et sa dernière phrase n’a aucun sens. Soit il a menti. Alors Pierre le contre :

« Mais je ne vous connais pas non plus, à ce moment-là. »

Inutile ! Il veut continuer à se montrer vexant :

« … De je ne sais d’où et qui dit, tiens, Untel a disparu. »

Alors autant renvoyer toutou à la niche, et dans ce domaine, Pierre ne s’en laisse pas conter… ce ne sera pas la dernière fois :

« Vous êtes en plein délire, excusez-moi, passez-moi votre supérieur… oui à la limite vous pourriez m’accuser de mensonge, mais pas de supputation. »

Toutou se défile, queue entre les jambes :

« Je ne vous accuse pas de mensonge, je ne vous accuse de rien, Monsieur. »

Et pourquoi se priver d’enfoncer le clou ?

« Et moi je vous accuse de ne pas nous protéger. Je vous accuse de faire un blocage administratif, alors, s’il vous plaît, passez-moi votre chef puisque vous ne voulez pas m’expliquer les choses. »     

« Très bien. »

« Oui très bien, et si cela vous ennuie, c’est comme ça. »

« Bonne journée. »

Cela clôt cette belle séquence représentative de la courtoisie française et de l’aide aux ressortissants.

« Je vous en prie. »

Le téléphone est passé sur une autre ligne. Une minute plus tard, l’entretien reprend avec un nouvel interlocuteur.

                                                                                                 (À SUIVRE)

[1] : Quand on aime Jacques Brel…

[2]: À la mémoire de Jacques Brel, encore… et pas fini.

PARLONS FINANCES

Pourtant, nous reprenons le fil directeur de l’urgence. Il faut accumuler le plus de renseignements, en tenant compte de l’inconnu qui, pour sombre qu’il soit, recèle un faible espoir : si l’argent est le mobile de l’affaire, si un quelconque groupe retient l’enfant, si Christophe et Dina sont captifs quelque part, nous devons prendre des dispositions, et elles passent par l’argent… l’argent, moteur de tant de crimes, et parfois nécessaire pour en limiter les effets.

Nous vérifions nos comptes en banque. Le compte des dépenses courantes du ménage est intact. Mais les sommes qui y transitent sont modestes. Rien d’attirant par rapport à mon compte, détenu par BFORBANK. C’est le plus important, la réserve de capital, et il est intact.

Soulagement, mais aussi, nouvelle interrogation, et non des moindres ! Christophe avait accès à ce compte. Alors, que devient notre hypothèse de la captivité et des sévices pour le faire parler ? Totalement fausse, ou, pire encore ?

Je dois aussi vérifier mon compte HSBC, si peu fourni qu’il soit. Christophe en possède le code, mais aussi le nouveau boîtier de sécurité instauré par la banque. Or, je ne l’ai pas.

Ici une explication technique s’impose. Ce boîtier nécessite une activation préalable. Étant aux USA, nous avions décidé avec Christophe de ne la mettre en service qu’à notre retour en septembre. Mais en attendant Christophe l’avait récupéré chez nous et emmené à Saint-Pétersbourg. Cet arrangement tenait compte de nos déplacements respectifs, et du fait que nous devions nous retrouver en Russie en automne 2013.

Alors, j’appelle le service-client qui m’apprend que plusieurs tentatives de connexion ont eu lieu le 20 août. Je suis bouleversée, Christophe a-t-il était torturé pour donner des informations ? Dans ce cas, les a-t-il « lâchées », uniquement sur ce compte peu fourni nécessitant le codage complémentaire ?

Je suis prise au dépourvu et atterrée, si bien que je ne demande pas de précision, mais la date du 20 août reste gravée dans ma mémoire. Un nouveau boîtier me sera fourni.

Nous verrons par la suite combien cet épisode d’intérêt majeur pour la reconstitution du crime sera « oblitéré » par la banque, qui, très curieusement ne retrouvera pas trace de ce « petit détail ». Parfois les intérêts du client et du banquier divergent, et les enregistrements de l’appel n’ont jamais pu être vérifiés. Il faudra se contenter de leur « vérité ». À cause de cela, une partie du poids de l’accusation tombera.

Cela était le début d’une longue série de « dysfonctions », mot à la mode évitant d’autres qualificatifs plus virils ou plus légaux. Nous y reviendrons par la suite.

 

Toute personne qui a enterré l’un de ses proches sait combien la peine se conjugue avec la gestion des affaires courantes, et combien cette confusion des genres crée un malaise indéfinissable mais bien réel.

Dans ma situation, il faut surmonter les angoisses récurrentes, et revenir au courrier trouvé dans l’appartement de Newton, en particulier au courrier du syndic, réclamant quelque 7000 euros pour le ravalement de la façade, à payer au 1er septembre 2013.

Qu’importe cet appel de fonds dans l’histoire naturelle d’un crime, direz-vous ? Nous savons déjà que Christophe n’est pas venu à Paris, et ce document en est une preuve complémentaire. Circonstancielle dirait un avocat pointilleux. Certes, mais en accumulant et reliant les preuves circonstancielles, en leur donnant leur plein sens, on approche de la vérité.

Pour l’instant, prise dans la gravité de la situation, et sans obligation directe de payer, je laisse cela de côté.

Je ne le sais pas encore, mais le déroulé des courriers de cette banale comptabilité et de ses complications ultérieures pèsera lourdement dans l’affaire, et dans la condamnation finale.

LE TROU NOIR

NOTRE COURRIEL DU 8 SEPTEMBRE 2013 À DINA

Nous ne pouvons que terminer cette journée par une autre tentative de joindre Dina, d’où notre courriel :

Bonjour Dina,

Je t’écris car je n’ai pas de nouvelles et je n’arrive pas à vous joindre, ni toi ni Christophe, donnez-nous des nouvelles aussi vite que possible.

Je vous embrasse

Barbara

Ainsi, en une journée – j’insiste bien en une seule journée après notre retour – nous sommes munis des renseignements fondamentaux. Nous sommes plongés dans la détresse, mais aussi dans l’action.

DE PLUS EN PLUS NOIR

J’ai écrit plus haut qu’une Dina inconnue de nous s’était démasquée grâce aux confidences de Christophe relayées par le témoignage de Paul Dupuy. Mais Christophe… ?

Je le savais secret, réservé, mais m’avoir caché cette situation à ce point, je dois avouer en être tombée des nues. Avec Paul, j’étais la plus proche de mon frère.

Il nous avait dit en avril 2013 que Dina Sysoeva lui faisait une forte pression financière, mais n’avait rien ajouté, si ce n’est que l’on en reparlerait lors de notre prochain séjour à Saint-Pétersbourg. En juin 2013, je me souviens lui avoir demandé si tout allait bien. Réponse tranquille de sa part : « Oui ».

Pourquoi ne m’avoir rien précisé ? Pourquoi ne m’avoir rien expliqué ? Cette question me hante encore aujourd’hui. Quelle somme de honte, d’orgueil de sa part… deux ingrédients couplés menant à un enfermement dramatique.

J’aurais dû mieux percer sa carapace. Christophe avait hérité des Cavrois, notre ascendance maternelle, la tradition du secret, de la réserve. Notre mère, y ajoutait une finesse et une distinction qui participaient à sa beauté et à son rôle de pilier de la famille. Manifestement, cette part maternelle ancestrale avait plus que contrebalancé en lui celle de notre ascendance paternelle, les Sion, cette exubérance couplée à une honnête bonté, une générosité de cœur et d’argent, dont notre père était un bel exemple, cette dernière qualité compensant nombre de ses maladresses.

Ainsi, Christophe manquait des deux contrepoids par lesquels nos parents s’équilibraient : la finesse de notre mère, et la joie de vivre de notre père.

Oh, je sais… j’aurais dû insister, exiger des explications, surtout en avril 2013… Mais je sais aussi que si je l’avais questionné, il se serait refermé sur lui-même, il aurait plissé les yeux avec ce regard noir, celui que je connaissais bien, et serait parti sans un mot. En fait, la seule personne qui aurait pu l’y pousser, notre mère, n’était plus.

Aussi sombre que soit la situation, la conclusion s’impose : un malheur est arrivé. La famille est injoignable. Elle est atteinte… si elle existe encore. Aussi brutal que cela soit, notre pensée se focalise sur la petite Christina. Résumons-là en une horrible phrase : « tant pis pour les parents, mais, la petite… »

Dans ces points de suspension se concentrent le nœud de l’affaire et celui de nos douleurs profondes. Une petite fille de bientôt quatre ans, prise dans un horrible filet. Celui d’un massacre ? D’une prise d’otages ? D’un réseau pédophile ? Elle est si mignonne, si innocente. Les craintes, les échafaudages logiques, les sentiments horribles se mêlent et nous abattent. Une réaction viscérale nous serre : tout pour la petite !

UN COURRIEL SIGNÉ DINA

Le 9 septembre au matin, surprise : nous recevons un courriel signé de Dina. Le texte précise qu’elle fait des réparations dans l’appartement, que Christina est allé en maternelle et qu’elle est tombée malade et que Christophe est parti au Luxembourg « car c’est nécessaire ». Elle « l’attend, et nous aussi. »

À part l’information sur la petite Christina, qui peut être vraie (nous verrons par la suite la raison de ce mensonge), tout le reste est inquiétant :

  • L’appartement n’avait pas besoin de réparations,
  • Christophe n’avait aucun besoin de partir au Luxembourg pour ses affaires,
  • Chacun de ses voyages le menait à Paris.

Nous avons le choix entre plusieurs hypothèses :

Si ce message émane bien de Dina, pourquoi ment-elle ? Appel au secours déguisé ou autre ?

Mais il est si facile d’usurper une identité par courriel. La situation est peut-être pire.

Nous tentons de nous mettre en rapport avec elle par téléphone. Seule réponse, un message en russe, incompréhensible pour nous, sans même la possibilité d’enregistrer quelques phrases.

Une autre fois, musique en boucle.

Si bien que le même jour je lui réponds en insistant : « J’ai vraiment besoin d’entrer en relation avec Christophe. Peux-tu lui dire de me téléphoner aussitôt que possible ? »

Je poursuis en lui souhaitant de bonnes choses pour elle et la petite, et je lui demande son numéro de téléphone.

Il n’y aura aucune réponse avant le 28 septembre, quant à son numéro de téléphone, comme tant d’autres questions, nous l’attendons encore !

 

L’APPARTEMENT DE LA DERNIÈRE CHANCE

En ce 8 septembre 2013, les faits inquiétants s’accumulent, les mauvais pressentiments se confirment. Reste à nous rendre à l’appartement de Christophe, rue Newton, tout près de l’arc de triomphe. C’est peu dire que nous avons le cœur serré et l’œil aux aguets. Déjà nous examinons longuement les abords. Aucun mouvement suspect aux fenêtres. Les rideaux sont immobiles. Les échafaudages sont en place, ainsi que le cours des travaux de ravalement le prévoyait. Par ailleurs, les passants paraissent aller tranquillement à leurs affaires. Cependant, que l’un d’eux effectue un mouvement de retrait ou un arrêt inopiné, et nous voici interrogatifs et suspicieux.

Entrons dans l’immeuble. Premier détail : le courrier accumulé dans la boîte aux lettres. Nous ne doutons plus de la gravité de la situation. Mais ici, sur place, nous nous attendons au pire, et, pour le dire simplement, nous redoutons, la découverte de son corps – s’il était venu, contre toute apparence – ou la rencontre d’individus dangereux qui auraient mis la main sur ses clefs.

En effet, nous avons bien les clefs et le boîtier de désarmement de l’alarme, mais celui-ci est du type bouton d’action à distance. Donc, toute personne qui aurait pris possession du trousseau aurait libre accès au domicile.

Alors, pourquoi y allons-nous, avec ces craintes en tête ? Ne vaudrait-il pas mieux alerter la police, et attendre sagement ?

Certains le feraient et ils auraient probablement raison. Oui, mais nous ne devons pas être sages, au sens commun du terme. Ni peureux, ni risque-tout, nous sommes simplement poussés par une obligation d’action. Curiosité morbide ? Non ! Volonté de savoir, oui ! En jouant sur les grands mots, nous pourrions parler d’un devoir à accomplir. En restant plus pratiques, nous savons qu’il nous faut accumuler plus d’arguments pour faire appel à des autorités plus compétentes.

Quant à cet appel – ces appels, devrions-nous dire – nous verrons plus loin ce qu’ils deviendront… et ce ne sera pas à la gloire des services spécialisés.

Nous voici dans l’escalier. Évitons l’ascenseur, le modèle boîte à sardines, vitré, lent, tout du modèle film de gangsters où les imprudents se font piéger. De plus, à raison d’un seul appartement par étage, impossible de prétendre nous diriger ailleurs en cas de rencontre inopinée.

Une oreille attentive collée à la porte. Rien ! Décision prise, je désarme le système, nous entrons précautionneusement. Le sort en est jeté. Si c’est un piège, nous nous jetons dans la gueule du loup, en espérant une retraite rapide tandis que Pierre se prépare à un combat possible. Il n’a jamais été peureux, et, bien qu’ayant « raccroché les gants », son niveau de pratique des arts martiaux n’était pas négligeable. « Idiotie » diront certains. Peut-être, mais… nous sommes dans la place, que nous parcourons rapidement. Rien !

Je vais aux fenêtres glisse un regard entre deux rideaux, et… il est là. Lui, le gros bonhomme assis sur le banc, avec son imperméable gris qui détonne et sa grosse tête ronde. L’image parfaite du Russe qui n’a rien à faire ici, sauf…

Nous évitons tout bruit, vérifions que la porte blindée est bien verrouillée, sommes prêts à tout… y compris à regretter notre venue, mais sans oublier de nous préparer pour tout changement brutal de situation. Le gros, en bas, ne bouge pas. La rue Newton, bien que proche de la place de l’Étoile, est peu passante, les touristes n’ont rien à y voir ni à y faire. Même l’avenue Marceau, à ce niveau, participe de ce calme.

Les minutes passent. Par les ouvertures des différents rideaux, la surveillance des alentours s’organise : les rues adjacentes, les piétons un peu hésitants, les voitures stationnées, celles qui semblent chercher une place, et même les fenêtres voisines.

Je suis là, à écrire ces souvenirs, et le bonhomme évoqué plus haut est reparti, bien tranquillement, du moins en apparence, car si aucun fil ne le reliait à notre affaire, sauf celui, plus que ténu de nos craintes, qui connaîtra jamais les siennes et son destin ? Ainsi va l’une des grandes réalités du monde : nous ignorons notre entourage, et, jusqu’à un certain point, ceux que nous appelons nos proches nous sont étrangers. Et peut-être vaut-il mieux qu’ils le restent, car, éclairer les recoins de leur personnalité, nécessite une lumière bien vive et blessante. C’est ce qui m’arrive.

PREMIÈRE JOURNÉE À PARIS : 8 SEPTEMBRE 2013

En attendant de prendre l’avion, après tant d’essais infructueux pour joindre Christophe par tous les moyens, je me raccroche à ce que je peux… le réseau, un voyage inattendu vers quelque endroit inaccessible de la si grande Russie, etc.

Pierre partage mon inquiétude. Toutefois, les autres causes, les pires semblent être rejetées par une barrière protectrice de notre esprit. Comme si une partie inconsciente de notre être nous interdisait certains mots. Mais, revers de médaille, cette même barrière nous donnera plus tard un sentiment de culpabilité : si nous avions agi plus tôt…

Nous savons que nous n’aurions rien pu faire, nous en avons maintenant les preuves. Qu’importe… Que celui qui prétendrait pouvoir gouverner ce genre de sentiment se lève.

Devant la famille, les enfants, nous tâchons de masquer notre inquiétude grandissante. En vain.

     Le 8 septembre, nous atterrissons à Paris

Sans perdre une minute, nous rejoignons notre appartement, espérant trouver des lettres, un message, une information quelconque, ou notre invitation formelle de Christophe pour la Russie. Pas la moindre trace de quiconque pénétrant dans l’appartement. Rien ! Le choc !

Cette absence d’invitation est la preuve que quelque chose de grave est arrivé.

J’explique. Entrer en Russie nécessite une preuve de localisation (hôtel ou invitation personnelle contresignée par le Service fédéral de l’immigration en Russie) pour demander un visa.

Ce processus prend du temps. Notre départ pour Saint-Pétersbourg est programmé pour le mois suivant. Christophe le savait bien. Il était très attentif à ces obligations. Le manque du papier officiel est donc un très mauvais présage.

Bien sûr, nous multiplions les appels vers la Russie : courriels, Skype, téléphones cellulaires, téléphones des appartements de Moyka et de Tverskaya. Toujours rien. Notre inquiétude augmente, devient une crainte majeure. Mais, rien ni personne ne répond.

Chercher des renseignements devient notre priorité.

 

APPEL AU CONFIDENT DE CHRISTOPHE : PAUL DUPUY

J’appelle Paul Dupuy, un vieil ami de la famille depuis 1947, dont Christophe est resté très proche, au point de le prendre pour confident. Paul Dupuy a dépassé les quatre-vingt-onze ans, mais conserve une mémoire étonnante et une clarté d’esprit que bien des personnes lui envieraient. Il a eu une brillante carrière dans l’administration, appris beaucoup de la vie politique et de ses méandres, et rencontré beaucoup de monde. Il possède une solide approche personnelle de l’histoire contemporaine au point qu’il enrichit de ses souvenirs des historiens officiels. Mais aujourd’hui, c’est au confident de Christophe que je m’adresse. Et là, catastrophe…

Paul Dupuy est très inquiet. Lui aussi reste sans nouvelle de Christophe depuis un mois. C’est tout à fait inhabituel. Christophe lui téléphonait trois ou quatre fois par mois au minimum, d’où qu’il soit dans le monde. Paul Dupuy, handicapé visuel, reçoit les appels mais en donne peu. Or le dernier appel de Christophe date de son départ de Paris pour Saint-Pétersbourg, le 1er août 2013.

Malgré ses difficultés pour utiliser un téléphone, Paul Dupuy aurait volontiers appelé la police ou le consulat, mais, n’étant pas de la famille, et connaissant bien les pratiques de ces fonctionnaires, il l’a jugé inutile.

Imaginons donc ce dernier coup de fil du jeudi 1er août 2013.

Christophe, nous le saurons plus tard, a quitté son appartement à 6 heures 23 du matin. Il a appelé Paul Dupuy lors de son trajet vers Roissy. Tout allait bien disait Christophe avant de retourner à Saint-Pétersbourg voir sa fille Christina. Il était heureux, il aimait s’occuper de son enfant. Il devait rappeler bientôt depuis la Russie, comme il le faisait très régulièrement.

Mais la suite de notre conversation avec Paul Dupuy me laisse pantoise. Le vieil homme nous apprend que, malgré les apparences, le couple Christophe et Dina bat de l’aile, et pire encore.

Ce n’est pas pour son travail que Christophe a acheté Moyka (l’appellation habituelle de son nouvel appartement où nous devions séjourner) mais parce que sa femme Dina l’a jeté hors du lit conjugal, et même du logement. Selon les dires de Christophe rapportés par Paul Dupuy, le langage de Dina était insultant et très agressif. Elle « ne pouvait plus le sentir », et « il sentait mauvais ».

C’était plus qu’une dispute unique virant à l’aigre, et susceptible de réconciliation ! En fait la situation avait rapidement mal tourné entre les époux.

Dès 2011 – moins de deux ans après la naissance de Christina – Dina avait joué de toute sa séduction, mais aussi de son tempérament « volontaire » pour décider Christophe à la laisser aller, seule avec Christina, pour un séjour au Club Méditerranée en Grèce.

Comme le précise Paul Dupuy, « elle ne voulait pas qu’il vienne. » Il avait tout de même exprimé son étonnement à Christophe qui lui avait répondu que cela « lui était égal », et « qu’elle s’occuperait de la petite ». Cette dernière affirmation sous-entendait bien qu’il croyait à la fidélité de sa femme… Paul Dupuy n’avait pas insisté, devant le blocage obstiné de son interlocuteur.

Malgré cela, les scènes avaient continué, Dina devenant de plus en plus quémandeuse, coléreuse, jouant devant les autres la comédie de la bonne mère et bonne épouse, et éclatant en colères et demandes de plus en plus majuscules, jusqu’à la propriété complète des deux appartements (Tverskaya, celui que Christophe avait entièrement payé et laissé en propriété conjointe à Dina, et Moyka, celui où il s’était réfugié, et qui était en son nom propre).

Autre demande audacieuse, elle avait voulu qu’il lui achetât des studios sur la Côte d’Azur, comme l’une de ses amies prétendues l’avait obtenu de son compagnon. Christophe n’avait pas cédé. Mais nous reverrons que cette localisation ne devait rien au hasard, et je ne parle pas seulement du climat de la région.

Pourtant, Christophe avait refusé d’officialiser cette séparation de fait, craignant de perdre sa fille. Tout au long de ce récit, l’attachement de Christophe pour Christina est le point central de l’affaire.

Cette conversation, ces révélations ne modèrent en rien notre angoisse, au contraire. La situation du couple décrite par Paul Dupuy nous assène un coup complémentaire. Je ne peux mettre en doute le compte-rendu du plus vieil ami de la famille. C’est un rapport imparable, nourri de détails précis et multiples, d’autant plus impressionnant et glaçant qu’il est présenté avec une certaine préciosité caractéristique d’une époque révolue.

Paul Dupuy précise qu’il avait conseillé à Christophe, qui vivait maintenant séparé de fait de sa femme, de « changer les verres de place si celle-ci lui offrait à boire. »

Je bascule dans un autre monde. J’entre dans un brouillard noir.