DELPHINE DE VIGAN, LES GRATITUDES
L’actualité littéraire française, par LES GRATITUDES, rejoint celle de notre vie, telle que nous la dévoilons dans le blog SAUVONS CHRISTINA. Ce beau roman, ne traite nullement d’une autre histoire d’enfant « légalement kidnappée », mais, par deux de ses épisodes, d’enfances sauvées. Pour Christina, en ce jour, seul se dessine ce mystérieux domaine d’espoir battu de trop de vents contraires. J’expliquerai ci-dessous la cohérence qui nous tient à cœur. Mais auparavant, il est important de savoir pourquoi mettre dans sa bibliothèque ces dernières Gratitudes.
Ayant restreint son titre à la seule gratitude, Delphine de Vigan l’accompagne bien vite de reconnaissance et dette, qui complètent la trilogie du sentiment, de l’action et de la rétribution. En spécifiant le pluriel, Les Gratitudes, elle ouvre le champ des possibles.
J’ai écrit beau roman. Parlons-en, sans nous appesantir sur l’histoire, simple, pour ne pas dire simpliste : une vieille dame, Michka, atteint ce difficile stade de vie où la dépendance tend et resserre ses filets. Marie, une jeune femme l’accompagne de son aide bienveillante, ainsi que Jérôme, l’orthophoniste qui travaille pour que « ça s’arrange », bien vite acculé à l’aveu : « On peut ralentir les choses, mais on ne peut pas les arrêter. »
Ces trois personnages principaux occupent le devant de la scène. Pourtant l’essentiel est d’éclairer leur arrière-scène : leur enfance, des ombres toujours lourdes (pour Jérôme, celle de son père que l’on imagine en paterfamilias outrancier) et l’émergence d’un ultime personnage, sorte de pivot inébranlable fiché en terre de devoirs. Leur vie incomplète les rappelle à une obligation mémorielle spécifique. Fini de ronronner ! Gare aux Euménides.
Nous apprendrons progressivement les parcours passés et blessés de ces différents personnages. Mieux, nous les verrons évoluer autour de cette lueur tremblotante qu’est la capacité discursive et incursive de la vieille dame. Aphasique, Michka, oui ! Mais aphasique gardant plus d’un tour verbal dans son sac à malices. Que de forces sous sa faiblesse apparente, puisqu’elle l’étaye sur un des derniers devoirs testamentaires !
Et c’est ainsi que le roman prend sa pleine puissance. Au lieu d’une guimauve convenue, Delphine de Vigan nous appelle à l’éprouvante pesée des mots, négligeant tout « poidemosisme » à la sauce « colisiophotomanie ». Écrivain, elle connaît les mots : non seulement leur poids, mais aussi leurs caprices, leur vie propre, rebelle à toute capture pour qui cesse un moment de les dresser, de les ramener à l’enclos, de les nourrir, et leur offrir de nouveaux espaces. Exemple, cette étonnante première rencontre entre la vieille dame allongée sous son lit, incapable de se relever seule, et Jérôme qui doit l’en extraire par une manœuvre logique, simple d’apparence –la tirer par les pieds en lui recommandant de laisser ses bras suivre – et moins aisée qu’il n’y paraît, surtout si l’on évoque en même temps le lien symbolique vers notre première extraction, celle de qui mène l’enfant à la vie :
— C’est peut-être les mots que vous cherchiez, Michka ?
— Oui, c’est fossible.
Lecteur trop rapide, attention ! Ce fossible, s’il n’est pas une coquille née du voyage incertain qui mène le texte de l’écrivain à sa reprise en ce blog, s’il n’est pas non plus la carence d’une prononciation « accidentée », peut s’accommoder d’un possible, ainsi posé par l’écrivain en cohérence complète avec son personnage, au point de lui laisser l’indépendance du sens. Mais pourquoi, seulement celui-là ? Parce que ma logique personnelle et mes habitudes de locuteur m’y guident, m’y enferment ? À moins que l’interrogation profonde de la réponse, libérée de ses chemins routiniers, ne s’ouvre à des découvertes dont aucune ne nous est interdite. Fossible ? Moi j’ai dit fossible ? Comme c’est fossible ! Quelque fossile manquant se découvre-t-il pour expliquer la vie du mot ? Cherchait-elle à remplacer le fusible endommagé, celui dont dépend le bon éclairage de la phrase ? Ou devons-nous craindre quelque explosion de matière fissile, accompagnée de désagréments stupéfiant l’imagination ? Après tout, un mot en entraînant un autre, et surtout un mot manquant…
Dans le corps du récit, l’auteur glisse des pièges, avec parfois des panneaux indicateurs. À nous de retrouver le fil de la pensée. « Je me suis assise comme d’altitude, pour mes mots croisés… Dites-lui que je ne voulais pas la démanger… C’est au sixième étage sans défenseur… Non, c’est hors de gestion… »
Mieux encore, peu de temps après son arrivée en Ehpad :
- J’ai un peu de mal à m’adopter, à m’appâter.
- À vous adapter ?
- Oui, c’est ça.
On pourrait trouver futile cette cascade à trois niveaux, ou se réfugier derrière un simple tour de langage. Mais alors, il faudrait aussi faire litière de la théorie de l’attachement. Ici, Delphine de Vigan, en trois pirouettes, nous propose un large programme de reconstruction, à usage personnel ou extérieur.
Rien n’empêche le lecteur de poursuivre son cheminement avec le correcteur automatique de son traitement de texte favori. Espérons qu’il y perde son lapin (la meilleure solution possible). Car, si l’outil s’avérait parfait, guidé par les rails de l’intelligence artificielle au point de satisfaire le plus extrême goût de l’ordre, alors, disparaîtrait la saveur étrange des chemins de traverses, et la liberté qu’ils autorisent, s’autorisent et nous autorisent. Et c’en serait fini des Gratitudes.
Ainsi Michka, de mots en butée en sentiments glissés, éclaire et guide les autres personnages, comme ces phares si utiles au marin, à condition qu’il en connaisse le code : le rythme des périodes de lumière et d’obscurité.
Au début de cet article, j’ai utilisé l’expression histoire, simple, pour ne pas dire simpliste, sans jamais la confondre avec l’intrigue qui s’ouvre à bien des impasses, des coups de force, jusqu’à des coups de bonheur.
Progressivement, nous apprendrons que Michka, toute jeune, eut sa vie sauvée par la rapidité d’action de sa mère. Avant que les nazis ne l’arrêtent, celle-ci confie l’enfant à un couple de gens simples, qui eux-mêmes, accepteront tous les risques, dont celui de leur vie, pour protéger la sienne. Devenue adulte, à son tour elle servira de mère de substitution à Marie dont la mère biologique était suffisamment instable pour ne pas interdire cette situation.
Enfin, aborderons-nous bientôt aux rives enchanteresses de la mer des Gratitudes, me presse un lecteur intrigué, impatient aussi ? Oui, Jérôme, l’orthophoniste, a réussi à retrouver la très vieille dame des années 1940, à lui transmettre le souhait de Michka de la remercier.
Je bouscule mon lecteur qui semble accepter cette pauvre « happy end », ancien passeport estampillé à Hollywood, mais qui cache la réalité du voyage : des mots ? Quels mots ? Jérôme, ambassadeur de l’ombre, n’a transmis que des phrases de circonstance, et en ramène un nouveau message. À Michka maintenant d’écrire les siennes propres à la vieille dame. Nous ne les connaîtrons pas, sauf à ouvrir son dernier courrier. La tentation fugace de Jérôme ? Non ! Il cachette la lettre. « Elle a droit à cela avant tout, sa dignité. » On peut imaginer que demain, chacune dans leur monde, les deux vieilles dames partageront la douceur d’un apaisement.
Et les autres ? Marie, le lendemain de la mort de Michka ne sait que quêter des réponses impossibles : « Compter, devoir, est-ce ainsi que se mesure la gratitude ? Mais l’ai-je suffisamment remerciée ? Ai-je suffisamment montré ma reconnaissance ? Ai-je été assez proche, assez présente, assez constante ? Quant à Jérôme, il semble avoir atteint une décision concernant son père : « Est-ce qu’il arrive un moment où les choses s’apaisent ? Je ne sais pas. Je n’en suis pas sûr. J’aimerais le croire. Il y a longtemps que j’ai pardonné. Mais j’ignore si quelque chose d’autre est possible. Quelque chose de plus doux. »
Trop de questions pendantes ? Alors, retrouvons Jérôme et la vieille dame – la première salvatrice – à l’hospice où elle attend le grand calme.
« Quand je lui ai demandé comment ils avaient tenu, pendant ces trois années, elle m’a dit ces mots que je voulais vous rapporter : “On dit non au pire. Et puis après, on n’a plus le choix. ” Elle m’a dit aussi : “On ne doit pas être vaniteux de ces choses.” » Sagesse des humbles, des mains calleuses, traduisant en termes simples le sens du devoir.
Vous savez quoi, comme dirait Droopy ? Bien des gens nous trouvent courageux, en cette sixième année de lutte. Notre réponse les étonne : « Non, nous ne sommes pas courageux. On doit juste sauver un enfant, notre enfant. Et quel que soit le résultat, ce sera dur. C’est aussi simple que ça. » Et c’est aussi notre cohérence avec Les Gratitudes.
Mais alors, la gratitude ? Celle que nous devons à Delphine de Vigan ? Elle sait pourquoi. Elle en parlera si elle le veut. Sachez seulement qu’elle la mérite amplement. Et, comme j’ai lu son livre, assez profondément, me semble-t-il, je reviens sur sa question fondamentale :
« Vous êtes-vous demandé combien de fois dans votre vie vous aviez réellement dit merci ? Un vrai merci. L’expression de votre gratitude, de votre reconnaissance, de votre dette. »
Pris dans cet ordre : la gratitude (sentiment), la reconnaissance (action), la dette (conséquences), il semble que la bonne action première porte ses fruits sur de plus longs territoires que les actions nuisibles et qu’il y ait au monde des dettes bien douces. Qu’il en soit ainsi !